Je tiens à rendre hommage à Marcel Laugel, dont j’ai appris le décès le 14 juillet de cette année 2024. Après la parution de mon livre en 2022, et les premiers envois de mon travail aux différentes personnes citées, je pensai à lui. Il me fallait lui en faire parvenir un exemplaire. Je savais qu’il était au Liban et j’avais trouvé une adresse mail pour lui écrire mais le sujet était trop vaste et trop délicat pour une correspondance électronique. Avant tout envoi, je voulais lui parler. Il avait été un acteur et un témoin important de l’affaire, et je ne voulais pas bâcler cette reprise de contact, 35 ans après les faits. En juin de cette année, je trouvai le moyen de le joindre par des voies quelque peu informelles qui me permettaient de lui faire passer des messages et, dans un second temps, le livre. Je voulais lui dire que j’avais lu ses « dépêches oubliées », que leur publication était pour moi précieuse et que, oui, comme il l’espérait, elle avait « le mérite de ne pas faire tomber dans un oubli total ces civilisations du désert ou d’Afrique »
Faut-il rappeler le parcours de Marcel Laugel ? Né en Algérie en 1931, il fut officier des Affaires militaires musulmanes. Ce Corps des officiers AMM était le fer de lance de l’approche intellectuelle de l’armée française de l’époque coloniale, un Corps d’élite regroupant les orientalistes militaires qui sera dissous après les indépendances.
Jeune officier saharien, il fut d’abord affecté au peloton méhariste de Tindouf qui le porta aux confins de l’est algérien, à la croisée du Maroc, de la Mauritanie et de l’Algérie. Les territoires du Sahara occidental cherchaient à s’affranchir du joug colonial espagnol et l’armée française maintenait sa présence. Marcel Laugel entretiendra ainsi un contact étroit avec la population de la région sous administration coloniale française. Dans ses comptes-rendus à l’administration centrale, il décrira les Réguibat, grands nomades du Sahara occidental, les Tadjakant, caravaniers du désert, mais aussi l’histoire de ces peuples, leur organisation sociale.
Ces « dépêches oubliées », d’une écriture précise et empeinte d’humanité, expriment non seulement la haute idée qu’il a de sa mission au service de l’Etat, mais aussi une réelle empathie, un intérêt sincère pour les populations administrées. On retrouvera ses qualités dans son parcours après les indépendances quand le Corps des officiers des Affaires militaires musulmanes sera dissous et qu’il choisira de rejoindre le Quai d’Orsay. Ce sera alors plus de trente-cinq années de service civil qui le porteront à travers tout le monde arabo-musulman, de la Mauritanie au Yemen, de la Turquie en Egypte, de la mission permanente française onusienne à New-York au Koweït ou au Soudan.
C’est le 8 mars 1989 qu’il arrive à Khartoum. Le gouvernement de Sadek el Mahdi est en passe d’être dissous et le Premier ministre annoncera bientôt, le 27 mars, la formation d’un nouveau gouvernement mettant en application l’accord de prénégociation de paix signé le 16 novembre 1988 entre l’un des partis politiques soudanais, le DUP, Democratic unionist party, et la rébellion sudiste de John Garang.
Le jour même où Marcel Laugel arrive à Khartoum, le 8 mars, se tient, dans la capitale soudanaise, la grande réunion onusienne visant à fédérer l’action du CICR, des donateurs internationaux, ONG, agences onusiennes et administrations soudanaises pour venir en aide aux populations victimes de la famine au sud du pays. Quand le nouvel ambassadeur arrive à Khartoum, le Soudan est en marche pour trouver une issue dans son conflit avec la Sudan Popular Liberation Army du sud.
Marcel Laugel verra ainsi le lancement de l’Operation Lifeline Sudan, la formation du nouveau gouvernement de Sadek el Mahdi et le coup d’Etat portant Omar el Bechir, le 30 juin, au sommet de l’Etat soudanais. Puis ce sera l’attentat contre l’avion de Médecins sans frontières, à Aweil, Bahr el Gazhal, le 21 décembre 1989, qui tua Jean-Paul, Laurent, Yvon, Frazer.
Ma famille et moi, nous nous sommes battus pour la justice et la vérité. Marcel Laugel aussi. Nous n’avons pas ménagé nos efforts pour découvrir et dénoncer les auteurs de cet acte inqualifiable. Nous avons interrogé les témoins, collecté les articles de presse. Aviation sans frontières, propriétaire de l’avion, dépêcha un observateur. Nous nous sommes procuré son rapport. Tous ces documents convergeaient vers la faction islamiste de l’armée soudanaise. A l’ambassade de Khartoum, Laugel multipliait ses démarches. Il souhaitait une enquête internationale sous d’égide de l’OACI, l’Organisation internationale de l’aviation civile. De notre côté, nous l’appuyions comme nous pouvions par nos appels répétés au Quai d’Orsay, à l’OACI, à l’Elysée, nos requêtes, nos démarches, nos courriers.
C’était sans compter les raisons politiques du coup d’Etat d’El Bechir et le cynisme de Mitterrand.
Il me faudra alors 25 ans pour comprendre la face cachée de l’attentat. C’était en 2014. L’aboutissement de tout un parcours et ma rencontre avec Christopher Carr qui avait été administrateur des missions MSF au Soudan à l’époque. J’ai alors posé les hypothèses et revu tous les événements de ces années. Les deux septennats se sont alors éclairés à la lumière de la duplicité mitterrandienne. Il m’aura encore fallu 10 ans pour l’écriture de mon livre, l’autoéditer, le diffuser, avec mes propres moyens et tous les obstacles que j’ai rencontrés.
J’ai retranscrit les nombreux documents retraçant les efforts de Marcel Laugel pour la transparence et la vérité. En septembre 1990, il fut remplcé à Khartoum par un chargé d’affaires, puis, début 1991, envoyé à Zakho, au kurdistan irakien, coordonner l’action humanitaire internationale protègeant le retour des réfugiés kurdes après le première guerre d’Irak.
Je souhaitais lui dire que j’avais compris le fond politique de cette affaire, qu’il ne tarderait pas à être connu. La plainte que nous avions portée au parquet antiterroriste de Paris en 2009 avançait, malgré toutes les lenteurs de ces affaires d’Etat, et je savais qu’il avait été entendu par les enquêteurs.
Aujourd’hui Marcel Laugel n’est plus. Il ne verra pas les suites de cette affaire et ses prolongements dans d’autres dossiers, notamment l’affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de Sarkozy de 2007. Mais les écrits restent et ceux de Marcel Laugel resteront vivants, au Liban comme en France, pour la postérité.
Merci, Monsieur Laugel, pour tout ce que vous avez fait pour mon frère et ses compagnons. Merci pour avoir été ce que vous avez été.