Le 19 septembre 2024, la cérémonie en hommage aux victimes de l’attentat perpétré par la Libye contre l’avion de la compagnie aérienne française UTA, il y a 35 ans, rassembla une centaine de personnes autour de la stèle du DC 10 du cimetière du Père-Lachaise. Cette cérémonie du souvenir, organisée tous les ans par l’Association des familles du DC 10 et l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT), revêt aujourd’hui un caractère particulier. Dans quatre mois s’ouvrira le procès du financement lybien de la campagne présidentielle de M. Sarkozy, dans lequel l’ancien chef de l’Etat français est poursuivi pour « financement illégal de campagne électorale », « recel de détournement de fonds publics (libyens) », « corruption passive », et « association de malfaiteurs ».
Révélée par Mediapart en 2007, l’affaire libyenne a été instruite au Parquet national financier et renvoyée le 23 août 2024 en correctionnelle pour une audience de jugement du 6 janvier au 10 avril 2025. Dans ce procès, sept familles de victimes de l’attentat du DC 10 se sont portées partie civile. Elles veulent « comprendre comment on a pu instrumentaliser un attentat et pactiser avec un terroriste ».
L’acte terroriste visant le DC 10 d’UTA le 19 septembre 1989 sera, dit Mediapart, « au cœur du procès de l’affaire des financements libyens de l’équipe Sarkozy » et « l’un des épisodes centraux pour l’accusation ».
Pierre François Ikias, président de l’AfVT, évoque lors de son allocution ce 19 septembre 2024, « l’indicible, l’inconcevable, l’incompréhensible » d’un « acte barbare ».
Le sens politique de l’attentat contre le DC 10 n’est en effet pas compris.
Un examen attentif des différents mobiles évoqués montre que les hypothèses avancées ne parviennent pas à faire émerger une cohérence et projettent, 35 ans après, de nombreuses questions sur le procès qui s’ouvrira en janvier 2024. Il sera pourtant nécessaire de comprendre cet attentat pour saisir les ressorts de cette affaire Sarkozy-Kadhafi.
Car, au fond, qui se joue de l’autre ? Sarkozy ? Kadhafi ? Qui sait quoi ? Comment l’utilise-t-il et pourquoi ? Qui joue au plus malin ? Qui manipule, se prévaut de gagner au jeu de dupe ? Quelles sont ses cartes ? Jusqu’à quel point chacun sait-il des affaires ? Des comptes non réglés entre les Etats ? Ou des règlements de comptes restés dans le secret pour mieux réapparaître des décennies plus tard ?
La constitution de partie civile des victimes du terrorisme dans le procès à venir montre à quel point la mémoire collective ne peut laisser bafouer la mémoire des victimes. Elle interroge ainsi les relations entre Sarkozy et Kadhafi et nous renvoie 35 ans en arrière.
Les 35 années passées nous donnent le recul nécessaire pour observer, avec une plus grande acuité, les relations franco-africaines de ces années 1980-1990 et en particulier les relations entre Kadhafi et Mitterrand. Rappelons le contexte. L’attentat du DC 10 intervient 15 jours après la signature du compromis d’Alger écartant toute possibilité de négociation bilatérale libyo-tchadienne sur le différend territorial de la bande d’Aozou dans laquelle la France aurait pu jouer un rôle arbitral, et deux mois et demi après le coup d’Etat d’Omar el Bechir au Soudan préservant l’accord militaire entre Khartoum et Tripoli. Idriss Deby avait fait son « action du 1er avril » deux mois plus tôt et était au Darfour, la province de l’est soudanais. Cette « action du 1er avril » s’était produite quatre jours après la formation du nouveau gouvernement de Sadek el Mahdi du 27 mars à Khartoum, dont une des dispositions, et non la moindre, visait l’abrogation de l’accord militaire entre le Soudan et la Libye.
L’attentat contre le DC 10 sera suivi, trois mois plus tard, de l’attentat contre l’avion de Médecins sans frontières, à Aweil, au Soudan, le 21 décembre 1989.
Pour comprendre l’enchaînement de ces événements du début du second mandat, il faut revenir à la politique africaine de Mitterrand avant la cohabitation de 1986-1988, l’enlisement de l’opex Manta en 1983-1984, la prise de pouvoir d’Hissène Habré en 1982 et la situation au Tchad en 1981, quand Mitterrand arrive au pouvoir. Il se trouvait alors 15 000 soldats libyens au Tchad, dont 5 000 à N’Djamena. Leur départ avait été obtenu par la diplomatie parallèle de Mitterrand et annoncé lors du premier sommet franco-africain du président nouvellement élu. Kadhafi se maintenait cependant à Aozou et l’annonce du retrait des troupes libyennes « du Tchad » avait été faite à Paris. Le retrait consacrait la promesse du candidat Mitterrand qui avait annoncé, avant même la campagne présidentielle, un revirement de la politique africaine de la France, tant sur le fond que sur la forme.
Cette politique franco-africaine de Mitterrand ne cessera d’interroger, jusqu’aujourd’hui. Le procès de Sarkozy, en questionnant l’attentat du DC 10, convoque les interrogations des conclusions du rapport Duclert mettant en évidence la faillite française au Rwanda, quatre ans plus tard, en 1990.
Quel lien existe-t-il entre la destruction en vol du DC 10 et l’affaire rwandaise ?
Pour le comprendre, il faudra instruire et juger toutes les affaires qui attendent encore leur procès dans les juridictions françaises. Notamment l’affaire de l’attentat contre l’avion de Médecins sans frontières, le 21 décembre 1989, au Soudan, trois mois après l’attentat du DC 10. La compréhension du sens politique de l’attentat contre le DC 10, le 19 septembre, est indissociable de celle de l’attentat contre Médecins sans frontières, trois mois plus tard, à Aweil, au Soudan. Ils sont comme les deux faces de la même pièce. Quels sont ces liens qui les unissent ? Quels sont les événements significatifs ? Les mobiles ? Pour avancer dans la compréhension de cette histoire africaine de la France, il faudra répondre à toutes ces questions, identifier les responsables, définir les qualifications, juger.
Le procès qui s’ouvrira en janvier 2025 sera historique. A plus d’un titre. Outre les qualifications criminelles des actes d’un ancien chef de l’Etat français en lien avec les relations franco-africaines, il ne manquera pas d’apporter un éclairage sur ces relations dans les années 1980-1990. Gageons qu’il fasse avancer les dossiers en attente.