Lors de l’audience au palais de justice de ce lundi 13 janvier Nicolas Sarkozy lâche ses lieutenants Brice Hortefeux et Claude Guéant. C’est bien logique. Il n’a pas le choix et chacun est dans son rôle.

Le fond de l’affaire est politique. Il relève de la conduite de l’Etat et des relations extérieures. Que les lieutenants connaissent ou pas ce fond, ils n’ont pas à s’exprimer sur ces relations. En ces matières, seuls les politiques sont responsables de ce qui est dit et de ce qui est tu. Les lieutenants ne doivent s’en tenir qu’à leur rôle, celui d’exécutants, voire de fusibles. Et ce quels que soient les interlocuteurs, les époques, les gouvernants, les partis.

La règle vaut dès l’entrée en politique. Hortefeux et Guéant, lorsqu’ils étaient respectivement directeur de cabinet au ministère du Budget de Sarkozy et directeur adjoint au cabinet du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua dans le gouvernement Balladur, n’avaient pas plus à s’exprimer sur l’action politique de leurs ministres. Même si ceux-ci remportaient des succès, qui plus est en matière de relations extérieures. Seuls les politiques ont la parole face à l’opinion. C’est à eux de présenter les réussites, de répondre aux questions. A eux seuls revient la responsabilité d’éviter d’aborder l’écueil des points trop délicats.

Sous le gouvernement Balladur, les interrogations de la presse n’avaient pas manqué lors de la livraison de Carlos à la justice française par le Soudan en août 1994. La presse s’était interrogée. Que faisait la France au Soudan ? Y avait-il une contrepartie ? Comment cela s’était-il vraiment passé ? Pourquoi le ministre de l’Intérieur y était-il impliqué ? Charles Pasqua avait répondu en saluant la coopération du régime d’Omar el Bechir et évoquait la sécurité intérieure. Puis on avait fait état de l’isolement du Soudan sur la scène internationale, l’influence anglo-saxonne délaissant son ancienne colonie depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes le 30 juin 1989.

Pasqua avait su taire tout ce que la France devait aux islamistes de Khartoum. Après quatre années d’activisme outrancier de la junte au pouvoir en matière de purge de la classe politique soudanaise, le gouvernement Balladur se devait de témoigner, discrètement mais aux yeux du monde, toute la reconnaissance que devait aux islamistes de Khartoum le pays des droits de l’Homme. Il fallait pour cela éviter de revenir trop loin en arrière, pas plus de quelques semaines, s’en tenir à Carlos, et rester très superficiel. Pasqua fut en cela brillant. L’esprit des propos français visait à inviter El Bechir à rejoindre les partenaires de la France et donnait au Soudan une image respectable. C’était le minimum que la France pouvait faire en faveur du régime de Khartoum. Elle ne pouvait en faire plus. Les liens patiemment tissés avec l’appareil d’Etat soudanais par l’agent de la diplomatie parallèle de Mitterrand, présent au Soudan depuis 1986 pour suivre l’opposition politico-militaire à Habré jusqu’à la prise de pouvoir de Déby en décembre 1990, avaient soigneusement été tus dans les allocutions. Pasqua avait passé sous silence l’appui indéfectible des islamistes soudanais à la recherche appliquée du président Mitterrand de ce fameux troisième homme tant nécessaire au Tchad. Les islamistes soudanais s’étaient alors montrés d’un soutien précieux.

Il fallait reconnaître tous ces efforts aux hommes de Tourabi. Notamment quand le programme du gouvernement soudanais de Sadek el Mahdi du 27 mars 1989 avait remis en cause la sécurité des bases arrière de Déby. Ils surent mettre un terme à ces entraves à l’ascension du poulain de l’Elysée. L’affaire était sérieuse. Il s’agissait d’anticiper la chute de Habré. Le coup d’Etat des islamistes le 30 juin 1989 avait permis non seulement la préservation de l’accord militaire avec Tripoli et le soutien du Guide dans la guerre que Khartoum menait au Sud, mais aussi et surtout de préserver la sécurité de Déby au Darfour depuis le 1er avril.

Kadhafi en avait fait les frais. Il l’avait même payé très cher.

Le 30 juin 1989, le coup d’Etat des islamistes avait présenté un risque pour Kadhafi. Celui de lui faire perdre définitivement la bande d’Aozou. Et c’était peut-être déjà trop tard. L’arrivée d’El Bechir au pouvoir, en offrant à Mitterrand la sécurité des bases arrière de Déby, lui apportait aussi un contact direct avec les sphères secrètes du régime. Pour Kadhafi, le 30 juin mettait un terme au jeu de cache-cache avec le président français. L’événement marquait la réelle fin du premier mandat mitterrandien. Celui-ci n’avait cessé d’osciller entre menaces ouvertes et modération en coulisses, appel à la « négociation » et « diplomatie parallèle », accord militaire franco-tchadien et recherche de « troisième homme ». Après le coup d’Etat de Bechir, cette situation devait se clarifier. Au cœur d’un jeu de billard à plusieurs bandes, Kadhafi ne serait pas le jouet de Mitterrand. Ses revendications territoriales sur la Bande d’Aozou risquent de partir en fumée. Il a l’intention de bien se faire comprendre.

Après le 30 juin 1989, Mitterrand n’a plus de raison de ménager Kadhafi. Il n’a que faire de sa revendication territoriale et si le Guide souhaite comprendre ce qui se prépare lors de l’été 1989, il peut toujours procéder à un réexamen des raisons pour lesquelles il a retiré ses troupes de N’Djamena en 1981. Mitterrand ne le fera attendre que deux mois, les dés sont déjà jetés. Il souhaite, lui aussi, bien se faire comprendre. Le 31 août, par la signature du compromis d’Alger, Kadhafi perd définitivement la Bande d’Aozou. Le Guide comprend très bien le message. Il est très limpide. Dix-neuf jours après la signature du compromis d’Alger, soit le 19 septembre 1989, le DC 10 de la compagnie UTA explose en vol au-dessus du Ténéré. Il sera suivi, trois mois plus tard, par l’attentat contre l’avion de Médecins sans frontière, à Aweil, au Soudan.

La Libye, déjà sur la liste étasunienne des Etats soutenant le terrorisme depuis 1979, verra le 31 mars 1992 la résolution 748 du conseil de sécurité des Nations Unies ajouter des sanctions onusiennes visant les activités aériennes et le commerce d’armements à celles déjà nombreuses de Washington. D’autres sanctions visant les actifs financiers et les activités pétrolières suivront les années suivantes.

Dix ans plus tard, en 2003, à la suite de l’indemnisation des victimes des attentats de Lockerbie et du DC 10, l’ONU lève les sanctions à l’égard de la Libye. Cet événement onusien préfigure une nouvelle image libyenne sur le plan international. Il implique un indispensable ajustement des relations franco-libyennes. Kadhafi aura bientôt voix au chapitre dans le concert des Nations. Les élections présidentielles françaises auront lieu quatre ans plus tard et il faudra bien que le prochain président trouve avec habileté le cadre de ces nouvelles relations tout en contrôlant ce que pourra dire le Guide, en particulier sur l’attentat du DC 10.

En 2005, les familles des victimes de l’attentat contre l’avion de Médecins sans frontières n’ont pas porté plainte. L’autre face de l’attentat du DC 10 n’est connue ni de la Justice, ni de l’opinion publique. Et le sens politique de l’attentat du DC 10 n’est pas compris. Il ne peut être décrypté qu’en accédant au sens politique de l’attentat d’Aweil, et la réinterprétation de celui-ci n’est pas encore assez solidement ancrée parmi les observateurs. La voie d’un deal avec Kadhafi sur l’attentat du DC 10 est ouverte. Il faudra simplement prendre quelques précautions, éviter tout risque, construire un rempart à toute velléité de transparence sur l’attentat d’Aweil. Les nombreuses qualités du Secrétaire d’Etat à l’action humanitaire de Mitterrand sont tout indiquées. Tout danger sur ce volet sera géré au Quai d’Orsay par le ministre d’Etat Bernard Kouchner.