Le terme de « diplomatie parallèle » est employée par Roland Dumas sur le site Mitterrand.org lorsque l’ex-ministre des Affaires étrangères évoque les relations franco-libyennes. L’article, qu’il écrit en 2005 et intitule « Tchad : histoire secrète d’une négociation », décrit des relations informelles qui seraient nées à l’initiatives du colonel libyen et que l’auteur situe, sans date précises, après la prise de pouvoir de Habré en 1982. A cette époque, Kadhafi aurait proposé à Mitterrand de renverser le président tchadien. Selon l’article, l’idée de déposer Habré viendrait de Kadhafi. Le colonel l’aurait accusé d’une proximité américaine hostile et aurait proposé à Mitterrand de le remplacer par un de ses hommes-lige. Proposition que Mitterrand aurait refusée tout en maintenant la discussion. Kadhafi, en attendant, soutiendrait Goukouni Oueddeï contre Habré.
Cette « diplomatie parallèle » serait donc née après la prise de pouvoir de Habré. Cette interprétation des faits pose questions. D’abord, elle ne dit rien des moyens utilisés pour obtenir le départ des Libyens de N’Djamena en 1981. Ce départ a pourtant été obtenu et annoncé lors du sommet franco-africain de Paris en novembre 1981 et Roland Dumas écrit dans son article sur Mitterrand.org qu’il a « eu à [s’]occuper du Tchad avant d’être nommé ministre ». Il laisse supposer que ce départ des Libyens a bien été obtenu par la « diplomatie parallèle », mais il ne donne aucune indication sur les modalités actionnées pour l’obtenir.
Ensuite, la recherche du troisième homme est mentionnée dans différents documents qui l’imputent aux socialistes français en 1985. On peut aisément consulter les articles du journal Le Monde, le livre de Robert Buijtenhuijs Le Frolinat et les guerres civiles du Tchad, les articles de Jeune Afrique.
Il faut également noter que le renversement de Hissène Habré par Idriss Déby en 1990 n’a pas été au profit de la Libye mais de la France. L’Opération Epervier, déployée au Tchad en 1986, s’est poursuivie jusqu’en 2014, bien après la mort de Kadhafi (20 octobre 2011).
La thèse selon laquelle la « diplomatie parallèle » serait née dans l’année qui a suivi la prise de pouvoir de Habré n’est visiblement pas valide. Elle est cependant repise dans le livre de Roland Dumas Coups et blessures paru en 2011.
L’ouvrage, qui consacre trente pages à ses entretiens avec Kadhafi, manque de précision et entretient le flou. Il permet cependant d’avancer dans la nature de cette « diplomatie parallèle ».
Roland Dumas développe la thèse selon laquelle elle est à l’initiative du Libyen et datée de 1982. Lors de la première rencontre décrite dans Coups et blessures, Kadhafi aurait accusé Hissène Habré de vouloir le renverser et aurait proposé d’installer Goukouni Oueddeï à N’Djamena. Dumas aurait répondu que la France souhaitait le voir quitter le Tchad et que, pour le reste, tout restait ouvert. Il aurait ensuite restitué cette entrevue à Mitterrand. La restitution de la rencontre dépeint un président ignorant tout du dossier libyo-tchadien, s’interrogeant, « perplexe », de la « démarche de Kadhafi ». Et Dumas d’attribuer au colonel le souhait d’établir « un lien personnel, comme cela se fait en Afrique ». On notera ici que ce type de diplomatie est précisément connue comme la marque de la méthode mitterrandienne.
Suivent plusieurs pages de descriptions de rencontres entre Dumas et Kadhafi, que l’auteur tente d’agrémenter d’images pittoresques ou exotiques, dans lesquelles, par effet miroir, il est impossible de distinguer les demandes de l’un des initiatives de l’autre, les volontés de chacun, la perception des réalités, toute volonté dans les prises de décision étant renvoyée à une réaction face aux actes des autres, Kadhafi, Habré, Goukouni, les pays africains, les Algériens, les prédécesseurs de Mitterrand, les Américains, les ministres, etc. Rien n’est décidé par personne si ce n’est la proposition de Kadhafi de « négocier » avec « la France ». Comme si la description n’avait qu’un but : Mitterrand, dans cette affaire, n’est responsable de rien.
Ainsi Roland Dumas attribue à Kadhafi :
- La volonté de traiter avec Paris
- La volonté que les « négociations » aboutissent vite
- La peur d’être encerclé par des pays à la solde des Américains
- Le double jeu
Il attribue à Mitterrand :
- La volonté de tirer profit du souhait de Kadhafi de traiter avec Paris
- Mitterrand se rend compte que Kadhafi s’est piégé lui-même.
- Il aurait durci sa position en 1983, alors qu’on sait combien Manta fut un échec.
- Il craint une escalade militaire face à la Libye qui possède du matériel vendu par ses prédécesseurs.
Après Manta et la rencontre en Crète, le jeu de dupe entre Kadhafi, Mitterrand et le lecteur s’épaissit. Dumas évoque des photos de Ouadi-Doum « prises par nos avions espions d’une incroyable précision ». Nous savons que les photos aériennes de Ouadi-Doum sont américaines. Roland Dumas prétendrait-il qu’elles seraient « françaises » ? Dumas écrit également : « Deux jours plus tard, le président de la République a donné l’ordre de bombarder. Il a signé le document destiné aux militaires de l’opération Manta » Mais Manta s’est retirée en septembre 1984 et Ouadi-Doum a été bombardé le 16 février 1986, un mois avant la cohabitation. De toute évidence le livre de Roland Dumas vise à semer la confusion.
Dumas décrit ensuite une conversation avec Kadhafi dans les jours qui suivent le bombardement de Ouadi-Doum au cours de laquelle il aurait évoqué un accord à propos de la limite du 15e parallèle. Or cette condition avait été posée en 1983. Elle n’a plus cours en 1986 et l’ensemble du récit est incohérent. De même, il aurait proposé lors de cette conversation à Kadhafi le recours à la Cour internationale de Justice. Or ce recours à la CIJ n’est apparu qu’au cours de la cohabitation. La première occurrence de cette idée vient du personnel administratif du Quai d’Orsay. L’idée sera reprise par Michel Aurillac, ministre de la Coopération, le 30 mars 1987 et dans la presse le 31.
Dans la conversation qu’il est impossible de dater (1986 ? 1983 ?), Dumas aurait soutenu à Kadafi que la CIJ reconnaîtrait ses droits sur Aozou, puis l’auteur commente son texte, dit qu’il bluffait, qu’il n’avait aucune idée de ce que dirait la Cour. Il poursuit ensuite en affirmant que Kadhafi a effectivement gagné et que la bande d’Aozou a été attribuée par la CIJ à la Libye, « compte tenu de titres anciens reconnus par les juges » écrit-il. Cette affirmation est évidemment fausse. La CIJ a attribué la bande d’Aozou au Tchad. Là aussi, le texte de Roland Dumas vise à jeter le trouble dans l’esprit du lecteur. Ce qui n’a pas manqué de faire réagir des Tchadiens soucieux d’exactitude.
L’ouvrage de Roland Dumas vise ainsi à jeter le trouble et réinterpréter l’Histoire. Coups et blessures se révèle être un manuel des différentes techniques de réinterprétation de l’Histoire dont l’auteur se montre coutumier. On retrouve parmi ces techniques :
- Semer la confusion. p. 149.
- S’imposer comme étant la personne qui sait. p. 161.
- La tromperie, en premier lieu des femmes. p. 178-179, 193
- Confier des missions dont on ne veut pas se charger à des tiers. p. 89.
- La provocation comme stratégie. p. 117.
- Jouer sur les mots. p. 128.
- La dissimulation. p. 134.
- Les faux-semblants et les couvertures. p. 194.
- La moquerie. p. 205.
- Mettre un peu de vrai dans les mensonges. p. 296.