« Je reçois un appel téléphonique de l’AfVT le mardi 28 janvier 2014. Guillaume me dit qu’un certain monsieur Carr souhaite nous rencontrer, il a été interrogé par les enquêteurs, me dit-il. Cet événement est extraordinaire. C’est la première fois qu’une personne veut nous parler de l’attentat. Jusqu’à présent, c’était toujours nous les demandeurs, nous qui interrogions, nous qui sollicitions.  Guillaume me demande ce qu’il doit lui répondre. J’ai besoin d’un temps de réflexion. Je le rappelle pour lui demander s’il n’a pas plus de précisions.

— Non, me dit-il, si ce n’est son prénom. Christopher. C’est tout. Il doit le rappeler. Il n’a pas d’autres informations. J’ai besoin d’en parler à ma famille.

Avec le prénom et le nom, ma mémoire revient. Christopher Carr. Je replonge dans mes notes. Oui. Christopher Carr. Il était administrateur MSF à Khartoum à l’époque. Donc, il voulait nous parler et avait été interrogé par les enquêteurs. Cela voulait dire une première chose : le juge travaillait, il interrogeait les témoins. Et qu’avait Christopher Carr à nous dire ? Rony Brauman et Roger Vivarié nous avaient dit tout ce qu’ils avaient fait après l’attentat. Qu’y avait-il de plus à dire ? Il me semblait cependant que nous devions rencontrer cette personne. Il était à Khartoum à l’époque, était administrateur. C’était un témoin de première importance. Il avait certainement des choses à nous dire. Des précisions à apporter. Et puis il avait rencontré Jean-Paul et voulait nous parler. Ce fait était en soi assez singulier. Nous savions tous combien il était difficile de comprendre ce qui s’était passé ce 21 décembre. Combien il était difficile d’avoir des informations et nous avions fait tout ce que nous pouvions pour savoir ce qui s’était passé. Et depuis, malgré la révolution numérique, rien n’avait changé. Aucune information concernant cet attentat ne filtrait sur internet. Je regardais régulièrement en tapant sur les moteurs de recherche différents mots, le nom de mon frère, Aweil, la date, mais il n’y avait rien. Si ce n’est l’Observatoire de l’action humanitaire, des gens de l’université de Montpelier et de l’institut d’Études politiques de Paris. Ce soi-disant institut de recherche pour le développement disait que l’on ne savait pas d’où venait le tir. Qu’importe, me disais-je, nous, nous savions. Ces gens-là prétendaient s’intéresser à l’action humanitaire. Ils n’avaient cependant jamais pris contact avec nous.

Il y avait aussi sur internet la page de mémoire du site de MSF. Elle avait été créée pour les vingt ans de l’attentat. Des commentaires y étaient déposés[1]. Il y avait Mary, qui remerciait de ne pas oublier, des amis de Jean-Paul, qui avaient une pensée pour lui. D’autres s’interrogeaient : « connaîtra-t-on un jour la vérité ? »

J’avais essayé de retrouver les familles d’Yvon et de Laurent en 2009, lorsque nous avions porté plainte. Je m’étais adressé à MSF. Brigitte Vasset m’avait dit : « Il me semble que la sœur de Laurent habitait le 16ème ». Et c’était tout. Fallait-il que je fasse tous les Fernet et Felliot de France ? Et à chaque fois, être prêt à parler à un membre de la famille de Laurent ou d’Yvon ? J’avais renoncé à cette recherche. Aujourd’hui, je le regrettais. Il fallait pourtant bien que je les prévienne qu’un juge était saisi et que l’enquête avançait.

Le 1er février, je vais sur le site de MSF pour y déposer un post, une bouteille à la mer destinée aux familles d’Yvon et de Laurent. J’y trouve un post de Christopher Carr daté du mois de juillet 2013. Il avait des informations pour toute personne désirant connaître le sujet, disait-il, et laissait son adresse mail.

Le post que je laisse sur la page de mémoire du site de MSF le 1er février 2014 rappelle brièvement notre parcours, les rendez-vous à l’Élysée, au Quai d’Orsay, les avocats, les dissuasions successives, le découragement, puis le passage de Mary et moi à MSF en 2007. Il évoque comment Brigitte Vasset nous a alors appris qu’un soi-disant ancien colonel du SPLA reconnaitrait la responsabilité des rebelles, la révolte que cette information avait suscitée en moi et le dépôt de plainte. J’invite toute personne soucieuse de justice à se joindre à nous et laisse mon adresse mail, mon téléphone et mon adresse postale.

J’écris ensuite ce samedi 1er février 2014 à Christopher Carr. Je lui dis que je serais très heureux de le rencontrer. »


[1] La page de mémoire du site de MSF sera fermée aux commentaires et ceux-ci seront effacés en 2018. La page est encore visible en 2019 avec ses commentaires sur la page Wikipédia d’ASF à la note 5 archive. Christopher y a retiré son post en 2015.