« Ma famille et moi-même n’avons jamais eu affaire à un quelconque organe de l’État. Nous sommes d’origine modeste, sans ancêtres illustres, sans parents hauts fonctionnaires. Pas de criminels ni de délinquants non plus. Nous n’avons jamais été confrontés, de près ou de loin, à une quelconque affaire de justice. Notre histoire familiale s’enracine en Bretagne. Sur la côte nord du Finistère, entre l’Aber-Benoît et l’Aber-Wrac’h[1], la maison de mes ancêtres regarde le large. Bien plantée sur le bord du plateau granitique, depuis sa hauteur de Keradraon, elle se tourne vers le nord-ouest, vers le pays des Gaëls et les rivages de la mer Celtique, le pays de mes lointains ancêtres. À nos pieds, les champs descendent en pente douce vers la grève. C’est là que mon grand-père cultivait la terre, face à l’immensité océane. Cet homme de la terre était aussi un homme de la mer. Il en avait acquis la connaissance par le travail et l’expérience. La mer était toujours pour lui celle que l’on observe et que l’on écoute, celle que l’on redoute et que l’on apprivoise. Je revois mon grand-père devant la maison de Keradraon, les yeux embrassant l’océan du haut de ce sémaphore, son regard bleu pointé dans les profondeurs du ciel et des flots.
Dans la fin des matinées d’été, quand les nuages venus de l’Ouest s’attardent entre ciel et terre, on voit, depuis la maison de Keradraon, la brise de mer dévoiler doucement la côte par-delà la presqu’île de Sainte-Marguerite. Les îlots rocheux de Landéda se découvrent sous un ciel de traîne et se prêtent aux ardeurs du soleil. Puis la mer et la terre se conjuguent inlassablement dans la chaleur de l’après-midi, le ciel et le vent pourchassent les derniers nuages, les déchirent et les emportent pour en jeter les lambeaux loin, très loin, à l’horizon. Dans les douces soirées d’été, lorsque le jour baisse et que le soleil décline peu à peu, l’océan s’illumine alors d’un crépuscule de lueurs flamboyantes. À l’ouest, les ultimes rayons se glissent à l’horizon entre les nuages rougissants et projettent leurs derniers traits de lumière. Ils s’effacent petit à petit, se perdent progressivement pour finalement céder leur place en laissant apparaître, à l’est, les flashs successifs qui jaillissent du phare de l’Ile-Vierge. Le grand phare renvoie aux dernières lueurs du soir, s’éteignant à l’ouest, ses rayons toujours plus éclatants à mesure que le jour s’éloigne. Du haut de leur tour de granit, les longs faisceaux balaient le large de leur ronde chronométrée, effleurent la côte, éblouissent les fenêtres de Keradraon et veillent à l’entrée du chenal menant à l’Aber-Wrac’h. L’alignement des amers lumineux conduit, à travers les rochers, entre fort Cézon et Stagadon sombrant dans la nuit, jusqu’au port niché dans l’estuaire. En suivant le chemin tracé par les feux à secteur et les bouées, les balises et les tourelles, les derniers bateaux rentrent au port et accèdent aux pontons derrière la jetée, à l’abri des assauts venant de la haute mer. À quelques milles au large, le trafic maritime des cargos et tankers poursuit sa route en suivant le rail d’Ouessant, surveillé de la Tour du Stiff de Ouessant par la vigilance du CROSS Corsen[2], et, quand la houle se lève le Libenter[3] nous rappelle, de son hululement entre plainte et sifflet scandé au rythme des vagues, que le danger n’est pas loin. »
[1] En Bretagne, les abers sont les estuaires des fleuves côtiers. La commune de Landéda est bordée à l’ouest par l’Aber-Benoît et à l’est par l’Aber-Wrac’h.
[2] Les Centres Régionaux Opérationnels de Surveillance et de Sauvetage (CROSS) sont des dispositifs de la Direction Interrégionale de la Mer (DIRM), sous l’autorité de la préfecture maritime, dont la mission générale est la sécurité de la navigation. Le CROSS Corsen est en charge de la zone allant de la pointe de Penmarc’h, au sud du Finistère, à la baie du Mont-Saint-Michel.
[3] Bouée cardinale Ouest d’aide à la navigation à l’entrée du grand chenal. Le sifflet du Libenter sera supprimé dans les années 2010.