« Cette terre est résolument tournée vers l’ailleurs, au-delà de l’horizon, à la rencontre de l’autre. Mon père est né le 10 janvier 1931 dans cette maison, au sein d’une famille bretonnante, comme l’était tout le monde à Landéda à cette époque. Joseph ne parlait pas français quand il commença l’école, à six ans, au CP, mais breton, et subit l’humiliation des bretonnants en vertu de cette politique de continuité linguistique territoriale française poursuivie par l’État : il était interdit de parler breton à l’école et la délation y était encouragée. Les punitions étaient sévères. La politique fonctionna bien, le breton disparut sous les écriteaux rappelant dans les cours de récréation que « Il est interdit de parler breton et de cracher par terre ». Malgré ces conditions peu encourageantes, mon père suivit un parcours scolaire normal et quitta l’école après son certificat d’études. Inscrit maritime à 16 ans, il partagea son temps entre l’exploitation familiale et ses services à la petite pêche. Appelé sous les drapeaux à vingt, il intégra le centre de formation de la marine de Pont-Réan, obtint un BP de mécanicien diéséliste et embarqua pour 16 mois à bord de l’escorteur Grenadier. À son retour à la vie civile, il reprit ses activités à la ferme de ses parents jusqu’à l’âge de 24 ans. C’est à cette époque qu’il rencontra ma mère.
Anne est l’aînée de sa fratrie, tout comme mon père mais elle n’est pas née dans ce pays des abers d’où ses parents sont originaires. Elle a vu le jour le 27 septembre 1929 à Miniac-Morvan, en Ille-et-Vilaine, où ses parents étaient arrivés cette même année 1929. Yves et Marie s’étaient installés pour 6 ans au bord de la vallée de la Rance. La petite famille s’agrandit et fut de retour en Léon après ces quelques années d’exil en pays de Dol. De leur séjour en pays gallo, mes grands-parents ont acquis la conviction que l’avenir est au français. C’est ainsi que de retour à Loc-Brévalaire, en Finistère, ils parleront exclusivement français à leurs enfants. Dans ces années-là, parler français en pays bretonnant n’est pas neutre. Si, chez la jeune Anne de 10 ans, l’engagement pour le français est dû, en partie, à sa naissance en pays gallo et à l’éducation de ses parents, il se prolongera ensuite par un sentiment national, lorsque la Bretagne se trouvera sous l’occupation. Elle nous racontera à plusieurs reprises que lorsqu’elle faisait le marché à Lesneven pour vendre les produits de la ferme, elle refusait de vendre quoi que ce soit à l’occupant.
Ma mère aimait l’école, où elle disputait la place de première au classement à une camarade. Elle eut le certificat d’études haut la main, voulut poursuivre ses études, encouragée par son professeur, mais son père ne lui accorda qu’une année supplémentaire. Elle dut travailler à la ferme avec ses parents. À dix-huit ans, elle s’engagea au service des familles. Ce fut d’abord chez M. Bellec, notaire à Lesneven, où elle resta trois ans. Puis à Brest, pendant un an. Ma mère suivit ensuite la formation d’aide familiale rurale de la jeune association AFR[1], ancêtre de l’ADMR[2]. L’association finistérienne, créée en 1949, développait ses antennes dans tout le département. Alors qu’aujourd’hui les services de l’ADMR sont accessibles aux citadins sur l’ensemble du territoire, ils ne s’adressaient qu’aux ruraux lors de la création de l’association. Ma mère obtint le certificat de travailleuse familiale le 22 août 1952 et sera salariée pour l’antenne de Plouzévédé, dépendant de Plabennec, jusqu’à l’âge de 26 ans. Elle avait alors son appartement et ne rentrait à Loc Brevalaire que le week-end. C’est à cette époque qu’elle rencontra mon père.
Mes parents se marièrent le 22 janvier 1955 à Loc-Brévalaire. Ils prirent une ferme en gérance à Pleyben, un peu plus au sud, dans le centre Finistère, en vue d’une association avec un autre jeune couple. Les perspectives ne furent pas à la hauteur de leurs attentes. Mon père suivit d’autres opportunités. Il partit dans l’Yonne. Les exploitations y étaient plus grandes. Les investissements aussi plus importants. Il choisit alors de se former, à l’AFPA[3] de Bourges, à l’entretien et la réparation des machines agricoles. Puis il travailla dans cette activité, mettant à profit ses compétences de mécanicien diéséliste et sa connaissance des outils et des besoins des exploitations. C’étaient les années cinquante et les opportunités ne manquaient pas. Mes parents quittèrent définitivement leur terre natale pour le Berry, et mon père le monde agricole pour le monde industriel de la construction mécanique. Il poursuivit ses formations et entra en entreprise, chez Echard, à Chârost, puis aux établissements Prévost, aux Forges de la Boissière, à Saint-Florent sur Cher, aux usines Massicot… La famille, qui s’agrandissait, s’installa à Chârost.
Mon père était alors ouvrier, tourneur-fraiseur. Il croyait au progrès et à l’humanisme. Il se formera toute sa vie, tant professionnellement, par les cours de formation professionnelle des adultes, qu’intellectuellement, par ses lectures. La maison de mon enfance débordait de livres. Alors que je plongeais le nez dans Tout l’Univers, mes parents passaient du roman historique à l’essai politique, des auteurs du XIXème aux découvertes technologiques et scientifiques et aux œuvres de nos contemporains. Quand j’étais enfant, avec mon frère et mes sœurs, un de nos jeux préférés était « le jeu du dictionnaire » : il s’agissait d’ouvrir une page au hasard et de trouver un mot telle une devinette, à partir de sa définition. Le jeu était très excitant et stimulant. Parfois, le mot était évident, d’autres fois, il était inconnu, ou encore, il nous échappait. Nous le connaissions pourtant, nous voyions de quoi il s’agissait, nous l’avions sur le bout de la langue, mais il se dérobait et nous défiait. C’était alors des rires, mais nous ne lâchions pas. Il fallait le trouver, ce mot qui, nous en étions sûrs, nous était familier. L’exaltation était à son comble et le plaisir irrésistible. Notre curiosité se portait sur tout et tous. Il en était de même pour le travail, il était naturel. Mon père suivait les cours du soir à l’AFPA[3] de Bourges, en métallurgie. Il fut délégué syndical, ce qui s’accompagna des désagréments d’usage dans l’entreprise où il travaillait, connut le chômage, mais ne tarda pas à retrouver un travail correspondant à sa formation de dessinateur industriel. De mon père, je garde le souvenir de son sourire et de sa bienveillance, l’image d’un homme ayant une grande confiance naturelle en l’avenir et en l’Homme. Ainsi qu’une grande pudeur. Mes parents sauront toujours rester dignes. Même quand leur souffrance sera insupportable. Leur fierté était leurs enfants. »
[1] Association des aides familiales rurales.
[2] Association d’aide à domicile en milieu rural.
[3] Association pour la formation professionnelle des adultes.