Photo route du Berry

« J’ai peu de souvenirs d’enfance avec mon frère. Il était de sept ans mon aîné. Quand on est enfant, sept ans, c’est beaucoup. Lorsque j’arrivai à l’école primaire à l’âge de six ans, il était déjà au collège depuis deux ans. C’était la fin des années 1960. Mon père travaillait alors à Saint-Florent-sur-Cher et embauchait à sept heures. En semaine, il se levait, en veillant à ne pas faire de bruit, et quittait la maison à 6 h 30. Puis c’était le lever des enfants. Ma mère nous réveillait et les grands prenaient le car de 7 h 30 pour le collège de Saint-Florent. Elle accompagnait ensuite les plus jeunes à l’école primaire de Chârost.

Après une semaine de travail, le dimanche avait une tout autre saveur. La journée commençait au petit matin par un lointain murmure venant de la cuisine. Mon père préparait le petit déjeuner. Avant de dresser la table, de disposer les bols, le pain, le beurre et la confiture, il sortait le moulin à café. Délaissant l’électrique, il préférait le traditionnel, en bois, carré, avec son tiroir et sa manivelle. Bientôt  démodé à la fin des années 1960, il était cependant celui qui procurait un vrai plaisir de moudre. Il le remplissait d’abord des précieux grains torréfiés puis, assis en bout de table, le moulin à café bien calé entre les genoux, d’un geste précis et familier, les faisait crisser et craquer sous la meule d’acier. Sous sa main experte, ils éclataient en un crépitement de craquements, un bruissement de crécelle qui, étouffé derrière la porte de la cuisine, me parvenait en sourdine.

J’étais alors doucement tiré de mon sommeil. Je reconnaissais ce chuchotement sourd et je devinais mon père occupé à broyer avec application les grains en une mouture qui répandrait bientôt son bouquet odorant dans toute la maison. Mon père sortait alors la cafetière italienne en fonte d’aluminium, avec ses deux compartiments, remplissait d’eau le premier, disposait le filtre chargé de la précieuse mouture et posait la cafetière sur le feu de la gazinière. Quelques instants plus tard, elle chuintait et sifflait, donnant le signal du début de la journée. La préparation de ce « vrai café», que mon père s’interdisait en semaine pour ne pas faire de bruit, était un plaisir et un rituel consacré au dimanche. Il était pour moi le signe qu’une journée commençait avec mon père, ma mère, mon frère et mes sœurs. Une journée qui, j’en étais sûr, serait faite de nouvelles découvertes.

À cette époque, mon père poursuivait l’aménagement de la maison. Il avait achevé la construction du mur du garage et commençait à installer la charpente métallique, un montage de tubes soudés et ajustés au moyen de vis et d’écrous de haute résistance. Je me souviens du poste à soudure à arc. L’assemblage des tubes de cinquante millimètres de section carrée était un feu d’artifice de lumière aveuglante. Mon père, derrière son masque à soudure faisait jaillir du métal en fusion d’étonnants brasiers de lumières incandescentes. Les éclairs qui fusaient de l’arc électrique auraient pu me brûler les yeux. « Ne regarde pas ! » m’interdisait-il avec bienveillance.

Puis le garage avait été recouvert de son toit. Un puits de lumière avait été ménagé au-dessus de la fosse d’inspection et l’atelier s’était petit à petit agencé autour du grand établi en bois. Les outils destinés à la mécanique automobile se multipliaient et permettaient des interventions de plus en plus délicates sur les voitures. Elles concernaient maintenant le cœur même du moteur et exigeaient attention, soins tout particuliers et outillage spécialisé. Un jour, mon père acheta une clef dynamométrique. L’outil de précision était pour moi un mystère. À quoi servait cet instrument si étrange ? Son coût avait été jugé excessif par ma mère, ce qui le rendait encore plus mystérieux. J’avais demandé à mon père de m’expliquer les secrets de l’objet. Je me souviens de son regard à la fois brillant et profond, lorsqu’il avait tenté de m’initier aux subtilités de la mécanique. J’y discernais son envie de partager son savoir. Une lumière brillait dans ses yeux et m’invitait à découvrir son enseignement. Je voyais combien était évidente la précision de ses connaissances et ce plaisir qu’il aurait eu à me les enseigner. Je sentais comme une gourmandise à dévoiler et à transmettre la pertinence de son expérience et la maîtrise de ses compétences. Mais ce plaisir se teintait d’une petite tristesse. La déception de ne pouvoir expliquer à son enfant de dix ans les subtilités de l’application d’une force de serrage qui se mesure en mètre-kilogramme force. Pourtant, la précision est requise lorsqu’on ouvre un moteur. Mon père changeait lui-même les segments si une consommation d’huile anormalement élevée attestait que le segment racleur n’assurait plus convenablement sa fonction et n’empêchait plus les remontées d’huile vers la chambre de combustion. Il déposait alors le bloc-moteur contenant les cylindres, défaisait culasse et carter, démontait les bielles du vilebrequin, sortait les pistons et changeait les segments. La précision était alors essentielle au remontage et le serrage devait se faire avec soin. Il fallait alors régler la clef dynamométrique en faisant glisser le curseur sur la réglette graduée. Cette clef articulée, ce ressort en lamelle, ce curseur, ces graduations éveillaient ma curiosité. Son réglage précis et quantifié était pour moi une énigme et je ne comprenais pas cette rigueur. Mais comment expliquer à un enfant de dix ans ce qu’est un moteur de voiture ? Comment lui expliquer que tout ce qui transmet de gros efforts est assemblé avec une visserie de haute qualité et doit être serré au couple ? Comment lui expliquer que les chapeaux de bielles doivent être serrés avec précision, tout comme les chapeaux de paliers de vilebrequin ? Que la culasse doit l’être à 5 mètre-kilo, en progressant par mètre-kilo et en commençant par l’intérieur ? Comment expliquer à un enfant de dix ans la dilatation du métal lorsqu’il monte en température et qu’un serrage inhomogène de la culasse entraînerait alors d’autres problèmes d’étanchéité ? Mon père avait la main sur l’ordre du monde et ses mystères et mon ignorance du b.a.-ba de la mécanique m’interdisait d’accéder à leur compréhension. Il avait cette connaissance experte des forces de la nature et si je ne comprenais pas encore la mécanique, j’apprenais avec lui cette exigence de la précision et de l’exactitude.

Ma vie d’enfant de dix ans se passait entre mes parents, mes sœurs et mon frère. À cette époque, Jean-Paul retrouvait ses copains le week-end, une fois les devoirs terminés. Je me souviens du jour où ma mère lui avait suggéré de m’emmener avec eux, lors d’une de leurs balades à vélo. C’était la fin de l’année scolaire. La perspective d’une escapade dans la campagne avec mon frère et ses copains me réjouissait. J’espérais mille découvertes par-delà un horizon s’étirant toujours plus loin. L’air léger du début de l’été et le bleu du ciel étaient propices, dans mon âme d’enfant, à une belle chasse aux papillons. Peut-être aurai-je la chance de voir un machaon avec ses magnifiques ailes jaunes et noires aux étonnants et si mystérieux dessins. J’étais intrigué par les deux pointes noires inexplicables au bout de ses ailes couronnées de points rouges et bleus. Ses battements d’ailes somptueux, la majesté de ses vols planés l’avaient porté aux sommets. Je l’avais couronné le roi des papillons ! Bien au-dessus des paons-du-jour ou des azurés, et aussi beaucoup moins fréquents. J’étais indifférent à ces espèces trop communes et inintéressantes. Je voulais voir la perle rare. Je la guetterai sur le bord du chemin. Je reconnaîtrais son vol de coquelicots en boutons d’or, de nielles en bleuets, dans les champs de blé, à la lisière des bois. Nous étions partis sur la route de Mareuil. La campagne déroulait son paysage à perte de vue. J’étais fier d’être avec des grands et nous arrivions à La Prée. Mais nous étions partis un peu loin pour moi et les copains de Jean-Paul s’amusaient à faire la course. Le retour avait été plus difficile que prévu. Je peinais à suivre. Mon frère m’encourageait à appuyer plus fort sur les pédales. Il avait accepté la proposition de notre mère, mais j’étais pour lui plutôt un poids qu’il devait attendre quand ses copains filaient devant. J’étais encore un peu jeune pour goûter à tous les plaisirs de l’immensité de notre terrain de jeu.

En août, lorsque mon père avait ses congés payés, nous allions en Bretagne avec nos parents. Nous voyions nos cousins et cousines, oncles et tantes. En juillet, mon frère, mes sœurs et moi partions en colonie de vacances. Parmi les prêtres des paroisses du Cher, mes parents avaient rencontré le père Jean Delaite. Il organisait des camps d’été pour enfants et adolescents à Orcival, dans le Puy-de-Dôme. Le père transmettait lors de ces camps de vacances les valeurs chrétiennes d’ouverture aux autres et d’écoute dans l’estime de soi. Il communiquait son enthousiasme et sa foi à améliorer le monde dans la paix et la justice. Le site d’Orcival, près du lac de Servières, dans le massif du Mont-Dore, était propice au camp, où l’on apprenait l’entraide, le respect des choses, des hommes et de leur dignité. Jean-Paul avait participé plusieurs années de suite au camp d’Orcival avec le père Delaite, référent important dans sa formation. Mon frère y avait été colon puis moniteur, assumant des responsabilités d’encadrement. Vers l’âge de seize ans mon frère annonça à mon père son intention de devenir médecin.

— Le chemin est long pour devenir médecin, avait dit mon père.

— Si c’est trop ambitieux, je serai infirmier, avait-il répondu.

Jean-Paul était alors interne au lycée Alain-Fournier, à Bourges, et ne rentrait que le week-end. Voyant qu’il persistait dans son projet d’études médicales, ma mère lui avait suggéré de se mettre à l’épreuve et de servir des malades et des handicapés en colonie de vacances avec l’Association des Paralysés de France. Ce qu’il fit de bon gré, y consacrant ses vacances d’été. Puis ce fut son inscription à la fac de médecine de Tours en 1975.

En cette année où mon frère quittait le lycée pour entrer à la fac, je quittais l’école primaire et entrais au collège. Jean-Paul ne reviendra plus à Chârost que de temps en temps. C’était l’année de mes onze ans. L’année de mes vacances à l’Ile Tudy. Mes parents avaient eu connaissance de l’association Berry-Tudy, fondée par Monseigneur Le Guenne en 1946, à Bourges, qui organisait des séjours pour enfants et adolescents sur les côtes sud de la Bretagne. Après avoir goûté aux plaisirs de la montagne dans les Alpes et les Pyrénées, lors des précédentes colonies de vacances, je retrouvais l’océan et découvrais la côte de Cornouaille. La presqu’île en face de Loctudy est une bande de terre étroite et effilée fermant le large estuaire de la toute petite rivière de Pont-l’Abbé. La grande bâtisse aux murs blancs du centre de vacances, au cœur du village, se dresse le long de la route principale menant à la pointe de la presqu’île et au petit port de plaisance. Je me souviens de la salle de spectacle et de la scène où nous partagions les animations que nous avions préparées ensemble pendant la semaine, dans l’esprit des actes fondateurs de l’association voulu par Monseigneur Le Guenne, un esprit de partage, de respect, d’accueil et de tolérance. Il y avait aussi les après-midi à la plage, les pique-niques, les excursions. Le centre disposait également de dériveurs et d’optimistes. Ces petits bateaux sont parfaits pour l’initiation des enfants à la pratique de la voile. Nous stockions les gréements dans la grande salle, à côté de la scène. Elle ouvrait à l’arrière du bâtiment sur l’anse du Pouldon, et nous avions un accès direct au plan d’eau. Je découvrais la voile, le jeu avec le vent. J’apprenais à sentir d’où il vient, à coordonner safran et écoute pour utiliser sa force, border et choquer en fonction des allures, louvoyer, virer de bord et remonter au plus près du vent. J’apprenais à rester attentif à ses variations, observer les risées à la surface de l’eau, les anticiper et percevoir les courants. J’apprenais à enchaîner les manœuvres avec fermeté et précision. Ce jeu me plaisait, me servir des forces de la nature, m’en faire des alliées, être en prise avec les éléments.

Pendant l’année, je jouais parfois au foot avec les copains, mais je préférais le basket. J’aimais les accélérations, la détente, la vivacité du jeu. Ce sport nécessitant des changements de direction rapides me plaisait. J’aimais l’agilité du dribble et la précision du tir, les passes où il faut toujours être en mouvement. Là encore, j’aimais cette combinaison entre les forces et la précision du geste, au service de l’efficacité du jeu.

Mon passage au collège n’avait pas été des plus aisés. Je venais après les aînés, qui avaient laissé derrière eux un souvenir de bons élèves. Il m’importait de chercher à éviter les comparaisons. Je souhaitais m’affirmer dans mon identité et je sentais que, pour ma scolarité, je devrai tenir compte de cette problématique. Je ressentais le modèle de réussite qu’ils avaient tracé comme une injonction ne laissant pas de place à ma sensibilité et j’apprenais à cultiver une combativité afin de m’affirmer. Je me souviens de mon expérience théâtrale avec mon professeur de français, en cinquième, et de la pièce de théâtre que nous avions montée. Combien l’expérience avait été enrichissante en ces années où je quittais l’enfance. Sur le chemin de mon adolescence, j’étais à la recherche de ma personnalité. Je commençai les cours de musique, solfège et instrument, à Issoudun, à l’école où ma sœur Nicole suivait la classe de piano, et je choisis la guitare.

De mes années au collège Voltaire de Saint-Florent-sur-Cher, je garde le souvenir de mes professeurs. Il y avait Monsieur Granger, mon professeur de latin, qui m’impressionnait par son érudition et me captivait par sa connaissance des textes de la Rome antique. Il était passionné par l’Histoire, celle avec un grand H, celle qui explique le monde. Je découvrais la civilisation latine et les textes rédigés sous la République et l’Empire romain, Cicéron, le grand orateur et l’homme politique, les conquêtes de l’Empire, l’histoire romaine faite de crimes et trahisons, Virgile et l’Enéide édifiant les mythes fondateurs, le grand prêtre Laocoon dévalant les pentes de la citadelle de Troie assiégée en mettant en garde ses concitoyens : « Timeo Danaos et donas ferentes »[1].

Mais je n’étais pas un littéraire et les discussions sur les questions de société que j’entendais à la maison m’étaient abstraites. Je ne saisissais pas tous ces concepts sociétaux. Je préférais le concret, les équations tangibles, la logique quantifiable et rassurante. Je m’orientai vers les sciences exactes et entrai au lycée Marguerite-de-Navarre, à Bourges, où je préparai un bac C. Lorsqu’il fallut choisir une voie pour les études supérieures, deux possibilités s’offraient à moi : les maths et la physique où je pressentais que je ne trouverais pas tout l’épanouissement que j’espérais et une autre voie, peut-être plus dure, moins confortable, mais où je sentais pouvoir me réaliser et trouver le sens que je souhaitais donner à ma vie professionnelle et personnelle. Une profession inscrite dans le concret, au service de la performance et du geste sportif, exigeant l’exactitude et la précision en ayant la qualité de la gestuelle comme référence. Il me fallait une pratique au cœur de cette maîtrise, alliant la justesse du geste et son efficacité, une expertise faite de rigueur et de techniques précises, justes et performantes. Dans cette voie, je pourrais me réaliser avec une profession dont le centre serait au service du corps, de l’équilibre et du mouvement. Je choisis de  poursuivre mes études en école de kinésithérapie afin d’intégrer les instituts d’ostéopathie. Cette voie me permettrait de faire des études courtes et de gagner ma vie rapidement après l’obtention du diplôme. Mes parents m’avaient dit : « Si tu veux faire des études de kiné, il faut que ce soit la meilleure école, l’école de Berck. » Je préparai le concours et présentai l’école de Berck, Pas-de-Calais. J’y suivis la formation de 1983 à 1986, année de l’obtention de mon diplôme d’État.

Je devais ensuite m’acquitter de mes obligations militaires. Je n’étais pas objecteur de conscience comme mon frère. Pas non plus militariste. Je souhaitais juste faire mon service en tant que kinésithérapeute. Je proposai mes compétences à l’administration du ministère de la Défense et reçus en septembre 1986 mon affectation au 13ième bataillon de chasseurs alpins. Homme du rang. J’étais affecté à l’infirmerie. »


[1] Je crains les Grecs surtout quand ils apportent des cadeaux.