La constitution de partie civile des familles des victimes de l’attentat du DC 10 au procès du financement libyen de la campagne de 2007 de Sarkozy, qui s’ouvrira en janvier 2025, nous invite à examiner de plus près les relations franco-libyennes au début du second septennat de Mitterrand.

Le 25 avril 1988, soit le lendemain du 1er tour des élections présidentielles françaises, Kadhafi convoque les ambassadeurs accrédités en Libye et les informe du « cadeau » qu’il a décidé de faire à l’Afrique : une série de mesures pour normaliser ses rapports avec le Tchad.

Les élections françaises augurent d’une reprise de relations franco-libyennes telles qu’on les avait connues avant la cohabitation, faites de « diplomatie parallèle », recherche de « troisième homme » et négociations bilatérales tchado-libyennes sur la bande d’Aozou, les 114 000 km² de territoire tchadien que Kadhafi revendique le long de la frontière libyo-tchadienne.

Le 25 mai, lors du 24e sommet de l’Organisation de l’unité africaine à Addis Abeba, le « cadeau à l’Afrique » du colonel libyen est accueilli favorablement par tous les chefs d’Etat africains. Le Guide de la Jamahiriya annonce la fin des hostilités avec le Tchad, la libération de tous les prisonniers et la participation de Tripoli à la reconstruction de son voisin du sud.

Hissène Habré est le seul chef d’Etat à souligner les incohérences de ce cadeau empoisonné. En dépit de sa déclaration, Kadhafi ne s’est pas présenté à la réunion du comité ad hoc sur la question d’Aozou, la veille du sommet. Ses exigences, posées comme préalables à la réunion, placent l’affaire des prisonniers libyens devant celle du différend frontalier. Il élude la question d’Aozou. La contradiction est évidente. Mais Mitterrand s’est déclaré satisfait, et face à l’accueil unanimement favorable de ses homologues africains, Hissène Habré, contraint de faire bonne figure, se voit dans l’obligation d’accepter le cadeau piégé de Kadhafi. Mais il s’agit clairement d’une menace contre son régime. Sur le terrain, le colonel libyen viole de façon continue et répétée le cessez-le-feu du 11 septembre 1987. Habré est fermement déterminé à lutter contre toute tentative de déstabilisation, de subversion, d’agression contre le Tchad. Il est prêt à traquer tous les dangers portant sur la sécurité du pays, qu’ils viennent de l’intérieur ou de l’extérieur, notamment à l’est. Dans la province soudanaise du Darfour, l’opposition politico-militaire des Hadjeraï, CDR et autres groupes armés, reçoit l’appui de Tripoli.

Dans le sillage du « cadeau à l’Afrique », plusieurs tentatives se succèdent pour tenter de rapprocher les deux Etats. D’échecs de rencontres en réunions stériles, de sommets avortés en ordres du jour flous, aucun accord ne parviendra à rapprocher Tchad et Libye sur la question de fond, le différend territorial. Les tractations de pays tiers aboutissent, malgré les menaces darfouriennes pesant sur le régime, au rétablissement, en octobre 1988, des relations diplomatiques entre les deux pays. La France s’étant déclarée satisfaite du cadeau de Kadhafi, il a été décidé que l’heure était au ralliement et au rassemblement à N’Djamena et le ministre de la Défense français annonce un dégraissage d’Epervier. D’anciens opposants rallient le régime dont Acheikh Ibn Omar, leader du CDR, qui tente de désarmer ses combattants restés sans commandement au Darfour avant qu’ils ne soient récupérés par le Libyen. Le conflit n’est de toute évidence pas réglé.

Au début du mois de décembre 1988, le 8, les combats en territoire soudanais entre les FANT, forces armées régulières de N’Djamena, et les groupes armés prolibyens, se portent en territoire tchadien. L’accrochage se produit au sud d’Abéché, dans la région de Goz Beida. Il est particulièrement violent. La menace qui pèse sur le Tchad est chaque jour plus lourde mais Mitterrand annonce, le 18 décembre au sommet franco-africain de Casablanca, l’allègement d’Épervier et les dispositions pratiques sont précisées à Habré par le général Schmitt, le 16 janvier 1989.

Au Darfour, les chocs entre les FANT et les groupes armés prolibyens, CDR et légion islamique, se multiplient dans une atmosphère de confusion croissante. Il y a quatre-vingt-seize morts le 15 février 1989, quarante de plus deux jours plus tard, « sans que l’on sache précisément qui se bat contre qui ». Le Soudan sombre dans l’instabilité politique. A Khartoum, des officiers adressent fin février un ultimatum au Premier ministre exigeant « une politique étrangère équilibrée » et la mise en place du règlement politique de la guerre du Sud. L’ultimatum provoque la démission du gouvernement le 12 mars. Sadek el Mahdi, Premier ministre, ne démissionne pas et annonce la formation d’un nouveau gouvernement. Sa composition est rendue publique le 27 mars. Le programme vise l’abrogation de l’accord militaire avec Tripoli. Il remet ainsi en cause le soutien libyen aux bases arrière de l’opposition politico-militaire à Habré au Darfour. Fondé sur l’accord du 16 novembre 1988, signé entre le DUP de Mirghani et le SPLA de John Garang, sa mise en application est confiée à Sid Ahmad el Hussein, ancien ministre de l’Intérieur, secrétaire général du DUP. Il a été le négociateur de l’accord du 16 novembre et est nommé ministre des Relations extérieures et vice-Premier ministre.

La perspective de l’abrogation de l’accord militaire avec la Libye précipite les événements à N’Djamena. Le 1er avril 1989, Déby rejoint l’opposition armée au Darfour. Pour le rebelle tchadien, et tous ses partisans, le programme soudanais est un virage à 180 degrés. L’abrogation de l’accord libyo-soudanais remet en cause l’accès de Kadhafi au Darfour, son influence dans la province soudanaise, son soutien à l’opposition politico-militaire à Habré, la sécurité des bases arrière de la rébellion tchadienne. Pour Kadhafi comme pour Déby, et tous les acteurs de la « diplomatie parallèle », cet accord ne peut être abrogé.

Suite à « l’action du 1er avril », Idriss Déby et Hassan Djamouss prennent la fuite au Soudan. Ils insistent, dans leur communiqué, sur le caractère « tchado-tchadien de [leur] action. » Dans les jours qui suivent, au cours des combats opposant FANT et rebelles au Darfour, Djamouss est blessé. Il disparaîtra dans les geôles de N’Djamena. Déby demande l’asile politique au Soudan, et se rend à Tripoli le 29 avril. Il est clair maintenant qu’une grande offensive se prépare contre le Tchad et Habré accuse publiquement, le 7 juin, la Libye de s’apprêter à lancer de nouveau ses forces d’agression contre N’Djamena à partir du Darfour.

Sadek el Mahdi doit se rendre en Libye le 1er juillet pour finaliser l’abrogation de l’accord militaire entre les deux pays permettant d’avancer dans le processus de paix de la guerre du Sud-Soudan. Le coup d’Etat d’Omar el Bechir le 30 juin l’en empêchera et l’accord militaire entre Khartoum et Tripoli ne sera pas abrogé. L’influence de Kadhafi sera préservée au Darfour mais après ce coup d’Etat qu’en sera-t-il de ses revendications territoriales à Aozou ? Qui aura la main sur la sécurité des bases arrière de Déby dans la province de l’est soudanais? Que deviendront la « diplomatie parallèle » de Mitterrand à Tripoli et les liens que son agent en poste à Khartoum a tissés avec le personnel politique soudanais depuis déjà trois ans ?

La réponse à ces questions sera graduelle afin de bien faire comprendre au Libyen qu’il n’a pas l’exclusivité des faveurs de la « diplomatie parallèle » mitterrandienne. Le premier temps de cette réponse viendra deux mois après le coup d’Etat d’Omar el Béchir et se tiendra à Orgerus, domaine de Pré-Bois, dans les Yvelines. L’accord-cadre façonné en quatre jours, du 22 au 25 août 1989, renverra la question d’Aozou devant la Cour internationnale de justice en mettant un terme à huit années de « diplomatie parallèle » franco-libyenne. Les promesses n’engageant que ceux qui y croient, le colonel sera prié de revoir les raisons qui ont présidé au départ de ses troupes de N’Djamena en 1981.

La situation de 1989 est en effet bien loin de celle de 1981, lorsque Mitterrand était arrivé au pouvoir. Les troupes libyennes étaient alors à N’Djamena et occupaient les deux tiers du pays. Mitterrand avait chargé Dumas du dossier, et l’avait envoyé rencontrer Kadhafi. Le Guide libyen revendiquait la bande d’Aozou depuis 1974. Sur ce différend territorial, Goukouni Oueddeï, président tchadien à l’époque, s’était exprimé en 1977. Il était favorable à une solution négociée de façon bilatérale. Un accord avec Kadhafi était donc possible.

Les troupes libyennes avaient quitté N’Djamena en novembre 1981 et s’étaient maintenues à Aozou. Leur retrait de la capitale tchadienne avait été annoncé à Paris à l’occasion du premier sommet franco-africain du président nouvellement élu.

Les participants du sommet de Paris des 3 et 4 novembre 1981 s’étaient accordés sur l’ambiance de satisfaction générale, mais s’interrogeaient sur les causes profondes du revirement du colonel libyen. Son retrait de N’Djamena avait-il une contrepartie ? Un accord avait-il été conclu avec le guide libyen en échange ? Et pourquoi se maintenait-il à Aozou? Quels étaient les termes de ce pacte ? On évoquait des hypothèses. Un levier avait dû être employé. Boutros Boutros-Ghali, ministre d’État égyptien aux Affaires étrangères, supposait des pressions conjointes américaines et françaises, ou des pays de l’Est, sur la Libye. La presse française préfèra retenir la thèse selon laquelle le président libyen ne souhaitait pas compromettre la tenue du prochain sommet de l’OUA à Tripoli.

Et puis la prise du pouvoir par Hissène Habré en 1982 changea la donne. Pour le nouvel homme fort du Tchad, il n’y avait pas de négociation possible avec le Libyen. Il devait quitter Aozou. Mitterrand appelait à la négociation de tous ses vœux, mais rien n’y faisait.

Le chef de l’Etat insista, le 26 août 1983, dans Le Monde : « la France veut réunir les conditions qui rendent possible une négociation », dit-il. Il précisait :  « mes prédécesseurs considéraient ce contentieux comme une affaire bilatérale. Je pense comme eux. » Et il accusait Hissène Habré d’avoir rompu l’ « équilibre » obtenu avec Goukouni Oueddeï en 1981. Il souhaitait voir « une négociation s’engager et réussir ». « Une conversation approfondie doit avoir lieu avec le chef de l’Etat tchadien », disait-il.

En décembre 83, il fit valoir que, « au demeurant, la clef du problème reste la réconciliation entre Tchadiens. » La nomination de Dumas au ministère des Affaires étrangères, en décembre 1984, ne fit pas avancer les choses. Habré était devenu un sérieux problème pour Paris et on parla d’un troisième homme. La mort d’Idriss Miskine en imposa la plus grande discrétion. Quant à Acheikh Ibn Oumar, sa rivalité avec Goukouni, qui lui contestait sa possible qualité de troisième homme, l’avait affaibli.

En 1986, Dumas réussit à se faire élire président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationnale et la « diplomatie parallèle » envoya à Khartoum son agent dédié à la recherche du troisième homme suivre l’opposition politico-militaire à Habré. De l’autre côté de la frontière tchado-soudanaise, la coopération enfin efficace du gouvernement Chirac et de l’administration Reagan permettait la reconquête du Nord-Tchad par les FANT.

Après la réélection de Mitterrand, les Affaires étrangères et la Défense étaient revenues sous la responsabilité pleine et entière de Mitterrand et l’agent de la « diplomatie parallèle » avait trouvé l’homme de l’Elysée en la personne de Déby. La formation du gouvernement du 27 mars à Khartoum avait précipité les choses et après l’action du 1er avril de Déby, la priorité était la sécurisation de ses bases arrière. Le coup d’État d’Omar el Bechir régla la question. Il préservait l’accord militaire entre Khartoum et Tripoli et permettait à Mitterrand d’avoir un contact direct avec le personnel politique soudanais assurant la sécurité des bases arrière darfouriennes. L’homme de l’Elysée pouvait ainsi avoir les coudées franches et regrouper autour de lui tous ceux qui formeront bientôt le MPS.

Dès lors les revendications territoriales de Kadhafi n’ont plus de poids dans la balance pour assurer la sécurité des bases arrière de Déby et aucune « diplomatie parallèle » n’a sa place dans l’accord-cadre qui se négocie à Pré-Bois. Le compromis  prévoit une année pour rechercher une solution politique au différend territorial avant de le soumettre à la CIJ, mais ce n’est qu’un leurre. Personne ne cherchera de solution politique. Cette disposition est vouée à l’échec et Bongo, qui a présidé le comité ad hoc de l’OUA sur Aozou, est chargé de la mise en application du compromis.

En faisant appel à la CIJ, le règlement de la question d’Aozou sort du champ d’une négociation bilatérale arbitrée par un pays tiers et complaisant. Le message est clair pour Kadhafi. Les négociations de Pré-Bois sont limpides : Paris se passera de lui pour assurer la sécurité des bases arrière de Déby. L’agent de la « diplomatie parallèle » de Mitterrand  travaille depuis trois ans pour l’assurer avec les hommes de Tourabi depuis Khartoum. Kadhafi n’a plus de raison de soutenir le poulain de l’Elysée. Il n’y a plus rien à négocier. Et il sait que son dossier d’Aozou ne passera pas à la CIJ. Kadhafi ne signera pas le compromis d’Alger. Le signataire sera le ministre des Affaires étrangères, Djadallah Azzouz, accompagné du colonel Radwan, qui avait été commandant des troupes libyennes au Tchad. Le compromis engagera la Libye, certes, mais Kadhafi règlera ses comptes de la « diplomatie parallèle » 19 jours plus tard au-dessus du Ténéré. #ProcesSarkozy2025