Je restitue, aux pages 595 à 599 de Malim Une histoire française, la conversation que j’eus avec M. Belliard le 20 avril.


« Je rappelle le MAE le 20 avril. J’ai une conversation avec M. Belliard. Je
souhaite savoir quelles ont été les suites de la démarche de Laugel auprès du ministre des Affaires étrangères.
— Alors attendez, laissez-moi faire le bilan dans ma tête… Oui c’est ça, donc Laugel est allé voir le ministre des Affaires étrangères pour protester, il y est allé eux fois, pour lui dire que la France ne se satisfaisait pas de l’enquête, de la mini-enquête que les Soudanais ont prétendu faire, puisqu’en fait ils n’ont rien fait, ils nous ont simplement envoyé un petit papier en disant «voilà ce qui s’est passé, c’est la responsabilité du SPLA» et puis c’est tout, donc l’ambassadeur, à deux reprises donc, a protesté sur instructions du ministère, pour faire savoir aux Soudanais qu’on ne peut pas se contenter de rester à ce point-là de cette enquête bâclée, et que donc il s’agit de faire une véritable enquête, donc les Soudanais ont protesté, heu «qu’est-ce que ça veut dire, vous mettez en doute notre parole, la souveraineté du Soudan», etc., et parallèlement à ça, la France a demandé officiellement à l’OACI, l’organisation internationale de Montréal, de mener une enquête, une enquête internationale.
— Oui je sais que la France a demandé à Kotaite d’user de son influence pour que le Soudan fournisse le rapport qu’il est obligé de fournir au titre de l’annexe 13 de la convention de 71 hein, c’est ça ?
— Oui, je ne sais pas si c’est l’annexe 13 ou…. La question c’était surtout
que l’OACI conformément au droit international, puisse enquêter, alors bon
maintenant…
— Oui, parce que, là, moi, j’ai eu l’OACI au téléphone, hein, M. Costantini,
qui m’a dit, en mars, qu’il n’y avait pas de demande d’enquête de la France.
— Ha non, là, maintenant, il y a. Attendez, je vais prendre le dossier complet avec toutes les dates. De notre ambassade là-bas, ambassadeur représentant de la France au Conseil de l’OACI, lettre du 29 mars 1990 «sur instructions de mes autorités, je suis amené à vous demander d’intervenir officiellement en qualité de président au Conseil de l’OACI pour obtenir des autorités soudanaises toutes précisions nécessaires sur cet incident ainsi que l’ouverture …
— C’est l’annexe 13.
— Donc voyez, ça, c’est une lettre de notre ambassade là-bas demandant à
monsieur, je sais pas comment on prononce son nom…
— Kotaite.
— Kotaite, de bien vouloir enquêter au Soudan.
— De demander le rapport d’enquête des Soudanais.
— Non, d’enquêter eux-mêmes. Puisque les Soudanais refusent de… Enfin
les choses sont claires que ce sont les Soudanais qui ont tiré, bien entendu. Je crois que là, là-dessus, ça semble évident. Les Soudanais veulent absolument, veulent jouer le jeu de l’obstruction, heu, en se cachant derrière des prétextes de sécurité, précisant que c’est une région difficile d’accès, etc., pour empêcher l’OACI d’aller enquêter elle-même, voyez, parce que bon d’une part, y’a le rapport que les autorités soudanaises ont fait, c’est-à-dire «on fait un rapport»…
— Oui.
— Et puis le travail que l’OACI, normalement, est en droit de faire, c’est-àdire par son statut d’avoir la possibilité d’aller enquêter directement sur place.
— Hm, c’est-à-dire à ce niveau-là, je pensais qu’il fallait que l’on saisisse le
Conseil de l’OACI.
— Oui, c’est ça, ben, c’est le cas, heu, «sur instructions de nos autorités»
donc, toujours l’ambassadeur, «je suis amené à vous demander d’intervenir
officiellement», donc la France demande à l’OACI d’intervenir auprès…, hein, pour que l’OACI intervienne auprès des autorités soudanaises, pour, d’une part obtenir toutes les précisions, et deuxièmement pour qu’il y ait une enquête, que l’OACI fasse une enquête. Donc maintenant, le problème, le problème, il est entre l’OACI et le Soudan. Bon, d’un côté le Soudan a signé ces textes, hein, comme tous les pays des Nations unies qui signent des textes sur tout et n’importe quoi, les droits de l’Homme etc, etc. Et maintenant, le problème, c’est à l’OACI de réussir à convaincre le Soudan d’aller effectivement enquêter. Alors les Soudanais ayant dans leurs mains un certain nombre de cartes, la souveraineté etc., et puis surtout jouant sur le fait que c’est une région dangereuse, qui est en guerre, donc il n’est pas question d’aller y faire une enquête… Voyez, donc maintenant on en est à ce stade-là, où l’OACI doit jouer avec les Soudanais pour essayer de faire respecter le droit international.
— Oui.
— Vous voyez le, le, le, le problème… et c’est ma foi pas évident avec un pays
qui se considère en dehors du droit international puisqu’il se permet de tirer sur les avions…
— Oui.
— Hein, voyez, heu, voyez où on en est…
— D’accord, ça c’est au titre de la Convention pour la répression d’actes
illicites ?
— Oui… par rapport à la dernière fois, y’a quand même eu… heu, surtout
parce que l’ambassadeur était venu ici… et puis parce que vous êtes intervenu… il y a quand même eu un double… un mouvement, d’une part, notre, notre, notre ministère a demandé à l’ambassadeur de protester, donc, auprès des autorités soudanaises, et de demander des rapports… donc, ça s’est fait entre notre ambassadeur et le ministre des Affaires étrangères… et deuxièmement notre ambassade auprès de l’OACI, qui a demandé officiellement à l’OACI… parce que, en général, ça, c’est le stade le plus fort de l’intervention d’un pays. Dans le premier cas, le pays ne fait rien, dans le deuxième, il recommande à l’OACI d’intervenir, et puis, là, bon, c’est le cas maximum, c’était quand même la moindre des choses, compte tenu de la gravité de ce qui s’était passé, où la France saisissait officiellement l’OACI et lui demandait de faire l’enquête. Voyez. Alors, maintenant, on est dans le domaine des relations internationales. C’est-à-dire, bon… on a un pays qui est de toute évidence de mauvaise foi, et puis, bon, ben… il faut, il faut, il faut essayer de lui faire reconnaître qu’il a signé des textes, et c’est pas, c’est pas évident, voyez…
— Oui d’accord… d’accord…
— Alors, bon, en plus de ça, Khartoum joue à fond sur le, sur le, comment
dire, sur le caractère opaque du pouvoir, puisque notre ambassadeur a accès
au ministère des Affaires étrangères, qui, dans le système politique soudanais, n’a pas le moindre pouvoir, puisque ce sont les militaires qui derrière tirent les ficelles. Donc, il faudrait pouvoir rencontrer les militaires, mais les militaires jouent sur le droit international, en disant non non, vous, vous êtes Affaires étrangères, vous êtes une ambassade, donc vous devez transiter par le ministère des Affaires étrangères. Donc, vous voyez, c’est tout à fait compliqué, donc, ils ont mis au point tout un système, heu, bon, c’est classique, hein, c’est classique. Mais on a les plus grandes difficultés… Mais on a effectivement le plus grand mal à se faire entendre des gens qui ont effectivement le pouvoir. Bon, voilà, là, c’est carrément sur le fond. Dans la mesure où ils l’ont fait, quel est leur intérêt, quel est l’intérêt d’ordonner une enquête, qui, de toutes façons, sera accablante pour eux? Donc, voyez, ils ont tout intérêt à retarder et à faire que, finalement, rien ne se fasse. Vous voyez ?
— Oui, oui. Oui, oui. Ça, j’avais bien compris. Hm, bon ben, du côté de M.
Laugel, il n’a pas été, il a été reçu ou pas encore ?
— Oui, il a été reçu deux fois par le ministre des Affaires étrangères. Et, bon,
à chaque fois, y’a, heu, y’a «oui bon voilà, je, je, j’ai été reçu le 27 mars, je vais demander d’agir pour qu’une enquête de l’OACI soit entreprise» . Heu, «il m’a dit», donc, le ministre des Affaires étrangères, les militaires au pouvoir, donc, les ministres soudanais … «admettent difficilement que l’OACI se rende sur place à Aweil».
— Oui, d’accord.
— Oui.
— «Admettent difficilement», oui.
— Oui c’est très diplomatique. Ça veut dire que lui, ministre des Affaires
étrangères, heu, heu, fait bien comprendre à l’ambassadeur que lui n’a aucun pouvoir, que ce sont les militaires et que les militaires, pour des raisons très classiques de, donc de souveraineté, refuseront une enquête. Donc, en toute lucidité, donc, heu, c’est ce que dit le ministre, son impuissance devant lavolonté très nette des militaires de ne pas bouger. Voyez. Bon, ça, c’était le 27 mars, il y avait eu d’autres, d’autres entretiens, auparavant, donc, je, je vois la note verbale que le ministère a envoyée à l’ambassade, effectivement c’est se moquer du monde, en disant «voilà, l’avion a été tiré, a été descendu tel jour, il y avait à bord telles personnes, heu les autorités soudanaises estiment que he SPLA was responsable for the…» Et puis c’est tout, voyez. C’est pas du tout une enquête, c’est un mémorandum politique, voyez, ok, pfff. Par ailleurs, un petit peu avant, l’ambassadeur avait envoyé deux notes verbales, demandant un résultat des enquêtes. Mais pas de réponse, voyez, on est dans le, on est dans le flou, l’ambassadeur est sur place, fait des démarches, demande à être reçu, il
envoie des notes, des notes verbales, auxquelles il n’obtient pas, pour lesquelles il n’obtient pas de réponses. Ensuite, il réussit, après des mois, à être reçu par le ministre qui lui dit «vous savez le pouvoir c’est pas moi»… Heu, s’il veut rencontrer le président, c’est presque impossible. Enfin voyez, il est dans une espèce de système qui fait que, bon, ben, les Soudanais jouent complètement ce jeu de noyer le poisson dans l’eau en se disant qu’ils nous auront à l’usure, voyez. Et le, le jour où on aura l’autorisation de, de, de, de, d’aller à Aweil, où l’OACI ira à Aweil, et ben je pense qu’entretemps le travail aura été fait. Ils auront tout nettoyé, tout enlevé, enfin, je veux dire c’est, c’est, pff …Enfin qu’est-ce que vous voulez, avec des États comme ça, surtout le Soudan aujourd’hui, en pleine dérive intégriste, c’est de la folie douce ; hein, c’est de la folie douce ….
— Bien, oui.
— On a affaire à des gens qui sont tout simplement de mauvaise foi, de
mauvaise foi.
— Bien.
— Bon, si moi, de mon côté, j’ai quelque chose qui me semble, pour l’instant, enfin, bon, je ne sais pas ce que l’OACI va réussir à faire, si l’OACI arrive à percer, à percer le mystère soudanais, réussir à aller enquêter, bon, ben, là, je vous appellerai, j’ai vos coordonnées à Lille. Enfin les choses bougent très lentement comme vous pouvez le voir, hein.
— D’accord, ben, je vous remercie, au revoir.
— Au revoir monsieur. »