M. Laugel ne rejoint pas Khartoum en septembre . L’information m’est donnée lors de ma dernière conversation avec Mlle Pagnier, le 14 septembre 1990, retranscrite aux pages 668 à 672 de Malim Une histoire française.

« À la mi-septembre, un mois après la naissance de mon fils, mes parents
viennent nous rendre visite dans le nord.
J’appelle Mlle Pagnier en leur présence le 14 septembre.
Elle n’est pas très optimiste, me dit-elle, pour deux raisons. Le régime
soudanais accentue de plus en plus la dérive qu’il a amorcée depuis quelques mois. Il vient de s’aligner sur l’Irak, ce qui n’est pas pour faciliter les relations franco-soudanaises. D’autre part, Marcel Laugel a été obligé, pour des raisons de santé, pas très graves, de quitter Khartoum au début du mois d’août.
— Moi, depuis, je ne l’ai pas vu. Normalement, il aurait dû rejoindre vers le 10 septembre, et je ne l’ai vu ni passer ici, je n’ai pas reçu non plus de télégramme me disant qu’il avait repris ses fonctions à Khartoum. Bon, le poste n’est pas resté vacant si vous voulez. Compte tenu de l’importance et des dossiers qu’on a en suspens, on a envoyé un chargé d’affaires, enfin quelqu’un pour tenir ce poste, mais il est bien évident que cette personne n’a pas été présentée officiel…. Enfin, elle n’a pas présenté de lettre de créance si vous voulez, au Chef de l’État soudanais, donc c’est une bonne occasion pour les Soudanais pour essayer de…
— Retarder les choses.
— Voilà, exactement, donc en ce qui concerne notre affaire, moi je suis… je
suis très embêtée, parce que je suis au point mort.
J’évoque le télégramme de Laugel du 20 juillet.
— Il avait eu lieu fin juillet je crois.
— Oui fin juillet-début août, hein.
— Comme quoi c’était… M. Laugel était encore là…
— Oui c’est ça, Laugel a dû partir vers le 6 août enfin… dans ces dates-là,
hein.
— Il avait dû rencontrer le ministre des Affaires étrangères, M. Sarhloul.
— Hm, oui, c’est ça.
— Celui-ci lui avait dit qu’ils avaient lancé l’OACI.
— Oui, mais alors, moi, je considère que l‘affaire est quand même plus
embrouillée. Oui, ils ont saisi l’OACI, mais, heu, si vous voulez, moi, je n’ai pas de confirmation de l’OACI. L’OACI ne semble pas avoir de preuve d’une saisine. Alors, heu…
— Ha bon.
— Oui. Alors… Moi, je me méfie beaucoup. Enfin, si vous voulez, ma position est quand même expectative. Oui, Sarhloul l’a confirmé. Oui, il nous l’a dit. Oui, il y a le télégramme de Laugel. Mais je n’arrive pas à avoir de l‘OACI une confirmation et une date d’envoi d’expert. Ce qui me pose quand même dans une certaine perplexité. Franchement, c’est agaçant, hein. Ça, je ne vais pas vous le cacher. Donc, je suis perplexe.
— Hm.
— Hein, parce que, n’oubliez pas, quand même, le double langage, hein,
donc, heu…Tant que je n’ai pas une date d’envoi d’expert, hein, tant que…,
que je n’ai pas l’OACI vraiment saisie, et qu’ils me disent, ou qu’ils disent à
notre représentant, ce qui revient au même, qu’ils nous disent «oui je suis
formellement saisie , voilà comment ça se passe», moi je considère qu’il y a un couac quelque part…
— Hm, bon, hm, hm.
— Bon, ce qui ne veut pas dire que notre affaire on l’oublie, bon, ce n’est pas
vrai, nous continuons, toujours. Mais, M. Lelour, hein, celui qui a été envoyé pour faire l’intérim, continue évidemment à faire les démarches, mais il est bien évident que lui n’a pas le même poids. Et que plutôt, c’est une occasion pour les Soudanais de ne pas lui donner la même audience et les mêmes réponses qu’ils donnaient, d’habitude, à M. Laugel, qui Dieu sait s’est donné beaucoup de mal. Alors si vous voulez, là, pour l’instant, j’ai un de mes collaborateurs qui est parti au Soudan pour des raisons personnelles, il doit rentrer, moi, je l’attends incessamment sous peu, hein, mais il allait au Nord-Soudan, hein, les relations ne sont pas évidentes, je sais pas comment se passent les, les liaisons avion… Les liaisons téléphoniques sont mauvaises, elles le sont d’autant plus qu’il y a cette fameuse crise du Golfe, donc le Soudan est un petit peu isolé. Moi, depuis
qu’il est parti, ça fait dix jours, je n’ai plus de nouvelles de lui. Mais il est quand même chargé de, d’essayer de recueillir sur place des informations sur notre affaire. Dès qu’il est là, j’en aurai, mais je ne sais pas exactement quel jour de cette semaine il va pouvoir rejoindre Khartoum et ensuite Khartoum-Paris.
— D’accord… Autrement, est-ce qu’on sait si l’ONU à la suite de l’entretien
qu’on a eu, …
— Oui, alors, l’ONU a été saisie, je n’ai pas encore de réponse. J’ai eu, hier, une de mes collègues qui est à l’ONU sur une autre affaire, hein, je vais donc
rappeler celle-là. Elle me dit qu’il n’est pas étonnant que de fin juillet, enfin
début août, parce que le temps de la saisine, ça devait être 2 août enfin, ou le 1er, je peux pas vous dire, c’était avant que, que je ne m’absente, heu, pour elle non, ça ne paraît pas catastrophique, compte tenu de l’agitation qui règne à l’ONU pour l’instant sur d’autres sujets, enfin… Mais notre dossier a bien été transmis.
— D’accord… d’accord… On ne sait toujours pas s’ils ont interpellé le Soudan en appuyant le…
— Je pense que ça a dû se faire, hein, si vous voulez… Ça a dû se faire… Un
appel par quelqu’un du secrétariat général, une convocation par quelqu’un du secrétariat général, d’autant qu’il y a eu d’autres raisons d’interpeller le Soudan, alors si vous voulez, en même temps, on a dû faire passer tous les messages.
— Oui.
— De ce côté-là je suis à peu près sûre qu’il n’y a pas eu de problème. Disons
qu’on n’a pas eu de compte rendu parce qu’ils ont pour l‘instant d’autres sujets qui leur paraissent plus importants pour faire des comptes rendus… mais que l’affaire ait été traitée, oui, qu’elle ait été évoquée avec la délégation soudanaise à New-York, oui.
— Hm hm. Et en ce qui concerne ce qu’on sait de l’OACI….
— De l’OACI…
— Ils doivent se réunir début septembre, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est cela.
— Pour une période de trois mois, comme disait monsieur…
— Oui, le successeur de, oui d’accord… Heu, écoutez, là, je n’ai aucun
télégramme de compte rendu, je pense qu’ils nous feront un télégramme global, ou qu’ils nous donneront au fur et à mesure des travaux mais, comme ça vient de commencer, …
— Ça commence.
— Oui, j’en ai pas pour l’instant, mais de toutes façons…
— Vous savez si ce sera à l’ordre du jour de la Convention de 71 ?
— Ha oui oui oui oui, ça oui, ça ce problème, il n’y a pas de problème. On
l’a fait inscrire la dernière fois, il n’y a aucun problème, oui oui il n’y a aucun problème.
— D’accord on va attendre le compte rendu.
Mlle Pagnier me propose d’attendre aussi le retour de son collaborateur qui
est au Soudan, et de me rappeler la semaine suivante, à moins que je veuille
l’appeler avant, si j’ai quelque chose de… ou que je tiens à savoir, ou qu’on
entende à la radio, ou quoi que ce soit. Je peux l’appeler quand je veux, me dit-elle, mais pas vendredi matin. Et il faut insister auprès de sa secrétaire et si elle est dans les couloirs, elle me donne un autre numéro où je peux aussi la joindre, celui d’un de ses collaborateurs. Peut-être devra-t-elle mettre son bureau dans les couloirs, elle ne sait pas, mais avec tous ces travaux, ouh là là, fff… Mais attendez, ne quittez pas, je vais demander à mon collaborateur son numéro de poste. Parce que je ne l’appelle jamais, je vais le voir. Et si ce n’est pas elle qui décroche, il faut que j’insiste et que je demande à l’avoir…

Je lui dis que mes parents auraient souhaité la rencontrer et que je les
accompagnerais. Nous convenons alors d’un rendez-vous pour le lundi suivant.
Lors de ce rendez-vous, nous apprenons que le collaborateur de Mlle
Pagnier parti au Soudan est M. Belliard. Il faut attendre son retour pour avoir plus d’informations. Elle l’attend dans le courant de la semaine. Mlle Pagnier nous redit ce que l’on a déjà entendu à l’Élysée. Elle ne peut que constater la dérive intégriste du Soudan qui s’aligne sur l’Irak dans la crise koweitienne.
Saddam Hussein a envahi le Koweït depuis le 2 août.
L’Irak avait été pendant les huit années de la guerre Iran-Irak le rempart
des monarchies sunnites du Golfe face à l’Iran chiite. Le pays, ruiné par cette guerre qui s’est terminée en 1988, était confronté aux difficultés financières de sa reconstruction. La dette contractée auprès de l’Arabie saoudite et du Koweït avaient été proclamée non négociable par les créanciers, qui ne souhaitaient pas participer aux efforts de reconstruction. Face aux prix bas du pétrole, l’Irak avait joué son va-tout. Immédiatement après l’invasion de l’émirat, une vague de condamnations de la communauté internationale avait demandé le retrait des forces armées irakiennes et des sanctions économiques étaient prises
à l’ONU. En raison de cet embargo, la France, qui était l’un des principaux
pourvoyeurs d’armes de l’Irak depuis vingt ans, dut cesser ses livraisons et
le président américain George Bush envoya les premières forces armées en
lançant l’opération Bouclier du désert. Mitterrand souhaitait que la solution de la crise soit trouvée au sein de la communauté des pays arabes, mais l’annonce de l’annexion du Koweït avait accéléré la formation d’une coalition. La tension était encore montée lorsque Saddam Hussein avait fait savoir le 19 août qu’il regrouperait les ressortissants occidentaux sur les sites stratégiques du Koweït. Mitterrand appelait au dialogue et Saddam Hussein à des négociations de paix. George Bush dénonçait la futilité de la campagne irakienne. Ces offres de dialogue ne pouvaient être prises en compte, elles entérinaient l’annexion du Koweït et étaient irrecevables. Le Conseil de sécurité de l’ONU avait alors voté la résolution 665 le 25 août, autorisant le recours à la force pour faire respecter l’embargo. Le dispositif onusien et la force multinationale se mettaient en place et Mitterrand déclarait à l’attention de l’Irak qu’on ne pouvait pas «s’en remettre au temps pour émousser les indignations.»
Le saccage de la résidence de l’ambassadeur français au Koweït le 14
septembre avait entraîné le renforcement du dispositif militaire français au sein de la coalition dans le Golfe, et le 22 septembre on apprenait que Khartoum s’alignait sur Bagdad. Après la visite d’El Bechir en Irak le 28 août, Saddam Hussein fournit armes et munitions à son nouvel allié dans sa guerre du sud contre le SPLA. Il avait également été vu sur l’aéroport de Khartoum une cinquantaine d’avions de combat irakiens qui, de toute évidence, n’étaient pas destinés à la guerre du sud. Khartoum se faisait livrer des armes en provenance d’Irak, destinées à équiper les bases que Bagdad créait le long de la mer Rouge face à l’Arabie saoudite.
Mlle Pagnier déplore la dérive intégriste du Soudan. Elle nous assure qu’elle
continue à s’occuper de notre affaire mais que cela devient de plus en plus
difficile. »