L’audience à l’Elysée du 17 juillet 1990 est relatée dans Malim Une histoire française de la page 650 à la page 652, à la fin du chapitre « Rendez-vous à l’Elysée », et de la page 653 à la page 661, chapitre « Le problème de Monsieur Arnaud » qui est la retranscription de ma conversation avec l’un de mes interlocuteurs du Quai d’Orsay.
« Lors de ce rendez-vous à l’Élysée, sont présents mes parents, Marie-Paule
et Nicole, mes sœurs, Francine et Marie-Josée Felliot, les filles d’Yvon, Rony
Brauman président de MSF, M. Gréard, représentant d’ASF, maître Gérigny, notre avocat, Mlle Marie-France Pagnier et moi-même.
Nous sommes assis autour d’une large table de réunion, M. Claude Arnaud
préside. A sa gauche mon père, ma mère puis ma sœur Marie-Paule et les filles d’Yvon, à sa droite, moi-même, Nicole, ma sœur, M. Gréard, M. Brauman, en face de M. Arnaud, Mlle Pagnier, maître Gérigny.
M. Arnaud n’aura aucune chaleur. Il s’en tient à un formalisme neutre. Nous ne nous en offusquons pas. Il a été difficile d’obtenir ce rendez-vous et nous avons déjà dû endurer beaucoup d’attente. Il s’agit de retrouver les coupables, démasquer les auteurs et les commanditaires de ce crime, saisir la justice. Nous nous posons beaucoup de questions. Pourquoi la justice n’est-elle toujours pas saisie ? Nous voulons que la justice soit rendue. Tous les témoignages que nous avons recueillis, les articles de presse, montrent la culpabilité des troupes régulières soudanaises. Mon père est venu avec une lettre adressée à M. Mitterrand. Il a consigné ce que nous pensons dans cette lettre qu’il remet en main propre à M. Arnaud.
«Monsieur le Président,
Si complexe que soit cette affaire de l’attentat du 21 décembre à Aweil,
il est tout de même possible de savoir à qui profite ce crime. Crime qui fait
de nombreuses victimes dans la population du fait de la non-assistance,
conséquence du départ de MSF.
Des Français en sont morts. Au gouvernement de rechercher et dénoncer les
responsables. Sinon la France accepte que les États du monde continuent à tuer des Français impunément.
Jean-Paul nous a rassurés avant de partir au Soudan nous affirmant que
MSF, les ONG sont protégées par des accords internationaux garantissant la
vie de ceux qui s’y dévouent. Cette garantie n’existe donc plus ? Nous attendons des explications.
Pour l’instant, officiellement, on nous laisse ignorer.
Nous venons donc exprimer notre indignation et protester contre l’inertie
apparente des responsables et sommes prêts à penser qu’ils cherchent les
moyens d’étouffer l’affaire.
Nous vous sollicitons vivement, Monsieur le Président, d’exercer votre
pouvoir afin que justice soit rendue en faveur des victimes de l’attentat d’Aweil le 21 décembre 1989.
Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’assurance de mes
sentiments respectueux.»
Mon père exprime dans cette lettre ce qu’il a perçu avec sa maturité d’homme de soixante ans et que la maturité d’un jeune homme de vingt-sept ans ne m’a pas permis de percevoir.
Après l’avoir lu, le conseiller de Mitterrand relève les yeux vers mon père,
et prétextant des surcharges dans les en-têtes, se dit désolé de ne pouvoir la
transmettre. Sans quitter son interlocuteur du regard, M. Arnaud laisse glisser de ses doigts la lettre de mon père. Qu’importe, nous la réécrirons et nous la transmettrons nous-mêmes au Président. Nous avons confiance en la justice française. Elle ne manquera pas de retrouver les coupables.
Quelques instants plus tard, j’évoque le devoir d’ingérence si cher à notre
Président. Instantanément, le regard de M. Arnaud vient se fixer immobile sur le crayon qu’il tient de la main droite posée sur la table. Le long silence qui s’ensuit est gênant. Nous attendons tous la réponse, suspendus à ce visage figé et interdit. Il n’est rompu que par mon père, s’adressant à lui de manière moins frontale. Aussitôt, le visage raide et inexpressif se tourne vivement vers mon père, s’animant soudainement d’une attention mesurée. Mon père vient de le sauver d’une situation embarrassante, l’exonérant d’une réponse qu’il ne trouve pas.
J’en voudrai longtemps à mon père de m’avoir privé de la réponse de
M. Arnaud. Aujourd’hui je le comprends. Nous avions besoin du soutien de
l’Élysée et, visiblement, il n’était pas acquis. Des négociations syndicales, mon père avait connu de cette nécessité de garder le fil du dialogue en évitant les impasses à son interlocuteur, d’autant plus lorsque celui-ci ne semble pas disposé à s’orienter vers l’accord que l’on espère. Aussi, avions-nous intérêt à ne pas froisser le pouvoir.
Un autre moment de cette rencontre dont je garde un souvenir précis vient
quelques instants plus tard. J’évoque la collaboration de la justice française
avec les experts de l’OACI aidés de la DGAC. Il y a non seulement la Convention de Chicago et l’annexe 13, mais aussi la Convention de Montréal de 1971 sur la répression des actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, et son protocole additionnel de 1988. Nous pouvons faire pression sur le Soudan avec la notification des différences. La réponse de M. Arnaud est ce léger sursaut feignant regretter de devoir s’étonner : «Vous ne voulez tout de même pas que l’on fasse la guerre au Soudan?»
Ce n’est pas ce que nous voulions. Nous ne voulions que la justice. Mais
je garderai pendant des années cette impression que nous étions bien obligés de constater qu’il fallait respecter la souveraineté du Soudan, et que nous ne pouvions qu’être impuissants face au crime.
Le problème de Monsieur Arnaud
Cet entretien n’a pas apporté les fruits que nous en espérions. M. Arnaud
nous a paru peu à l’écoute d’une question dont nous ne connaissions pas encore tous les contours.
J’appelle Mlle Pagnier le lendemain.
— Bonjour Mlle Pagnier. Comment allez-vous ?
— Ha ça va bien, ça va et vous-même, vous êtes bien rentré ?
— Oui, je suis bien rentré, un petit peu fatigué, mais je suis bien rentré.
— Oui, c’est fatigant. Vous, vous êtes toujours à Lille, vous ?
— Oui, je suis toujours à Lille.
— Et vos parents sont à Bourges ?
— Oui, c’est cela, ils sont à Bourges.
— Ah oui, ça fait quand même une bonne distance, les deux, ça fait une
distance. Bourges, je connais, parce que, c’est un peu sur ma route, si vous voulez, je suis normalement originaire des environs de Limoges, enfin d’Eymoutiers, donc je trouve que ça va beaucoup plus vite de remonter par Guéret, La Chatre, Bourges…et Paris.
— Ah? Vous passez …?
— Eh oui!…
— Vous passez dans le secteur…
— Oui oui, … Voilà.
— Enfin, bon,… Ça me paraissait normal d’être fatigué.
— Bien sûr, c’est normal, non seulement vous avez le trajet, vous avez la
chaleur, et vous avez quand même la tension, il y a quand même une tension, il y a le facteur émotionnel, et aussi pour vos parents, faut reconnaître que c’est éprouvant, je le conçois…
— J’étais un petit peu surpris de vous voir, hier…
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, je pensais rencontrer uniquement M. Arnaud.
— En général, quand ça concerne nos services, la présidence nous fait venir… Et puis c’est quand même un sujet qui dès le début a intéressé la présidence. Vous ne pouvez pas non plus ignorer que dès le début de cette affaire, la présidence s’est intéressée… à tout ce qui concerne les Français, bon, pour votre affaire, il n’y a pas non plus que la vôtre, enfin à chaque fois que les Français sont directement impliqués, la présidence suit de très près cette affaire, donc, il était un peu normal qu’on me fasse venir. Moi je revenais un peu de congé, enfin de congé, c’est une façon de parler puisque j’avais descendu maman justement dans sa campagne originelle. Bon je crois qu’on a dû vous le dire quand vous avez essayé de me joindre, non?
— Que vous étiez pas là, oui.
— C’est ça, oui.
— Oui, oui, la dernière fois qu’on s’était parlé, heu…
— Ça remonte à un moment, oui.
— C’était juste après La Baule, le vendredi à la clôture du sommet, et, bon,
vous attendiez les retombées de La Baule.
— Oui.
— On n’a pas pu en parler, hier, ça ne s’y prêtait pas non plus…
— Non, ça ne s’y prêtait pas, il y avait déjà beaucoup de monde, hier, hein,
ce n’est pas non plus le meilleur endroit, il aurait fallu qu’on se retrouve à
l’extérieur, mais vous étiez avec tellement de personnes autour de vous, toute votre famille, ce n’était pas facile.
— C’est ça.
— Non, alors oui, les retombées de La Baule… Si vous voulez, on a quand
même, il y avait eu cette rencontre avec monsieur …Sarhloul, je ne sais pas si on vous avait dit que c’est M. Sarhloul, le ministre des Affaires étrangères soudanais, et puis il y a… heu, La Baule, où… heu, bon ben, les Soudanais ont été reçus très froidement. Ça, ils s’en sont rendu compte. Bon, il y a eu en plus des tas de problèmes, en plus, d’intendance, ce qui fait que ça a été un peu plus froid qu’on aurait voulu le faire… Enfin, vous savez, c’est quand même une machine très lourde, bon, le fait est que ça semble avoir porté des fruits puisque, si au mois de mai je vous avais dit qu’ils étaient d’accord, donc, lorsqu’on a refait une démarche le 25 juin, bon, hier, M. Arnaud ne l’a pas mentionné, je n’ai pas voulu l’interrompre et lui dire que peut-être on pouvait rappeler la démarche de notre ambassadeur du 25 juin, s’il n’en a pas parlé, c’est probablement parce qu’il a probablement pensé que ce n’était pas utile, donc je n’allais pas l’interrompre devant tout le monde ni faire un incident devant tout le monde, c’est quand même un monsieur d’un certain âge550, qui a quand même un certain poids, qui est ambassadeur de France militaire, donc, bon, conseiller du Président, faut quand même pas non plus trop l’interrompre, mais lorsque notre ambassadeur a été chargé le 25 juin dernier de faire une nouvelle démarche, pour dire aux autorités soudanaises qu’elles nous avaient fait part de leur accord de voir l’OACI
effectuer une enquête, maintenant il faut saisir l’OACI, bon à ce moment-là, il a reçu un accueil normal de son interlocuteur soudanais qui lui a pas dit non, qui lui a dit oui, heu [*] enfin, ça signifie quand même qu’il n’y a pas une froideur, une opposition de la part des Soudanais. Tout ça, comme vous, comme vous l’a dit M. Arnaud, ça se prend avec la prudence d’usage, enfin ce sont quand même des petits indices. Depuis le 25 juin, évidemment, nous n’avons pas de réponse, si ce n’est, comme M. Arnaud vous l’a dit hier, lundi, le nouvel ambassadeur vient présenter ses lettres de créance, nous a fait à nous, DAM, sa première visite et c’est un des sujets qui ont été abordés, évidemment, et lui nous a dit que l’OACI, enfin c’est pas très clair parce que tout ça s’est passé par l’arabe, alors bon, moi j’ai compris que «nous saisissons l’OACI», bon, mes connaissances de l’arabe
sont peut-être insuffisantes, l’interprète a traduit l’OACI a été saisie, alors bon, j’ai envoyé le télégramme ce matin dont nous avons parlé hier, nous attendons maintenant la réponse, bon, vous voyez, il y a quand même… un cheminement qui est plus ouvert, bon ça, ça veut pas dire qu’on aura une reconnaissance un jour d’une responsabilité quelconque de la part des Soudanais, s’ils sont responsables, mais ça prouve quand même qu’on accepte un certain nombre de démarches et de responsabilités. Ce qui est important. Alors je comprends pourquoi M. Arnaud, hier, vous a dit de patienter encore quelques semaines, enfin patienter le temps que l’on soit sûrs que les Soudanais aient bien saisi l’OACI, et l’OACI, c’est comme l’ONU, c’est un grand machin, comme disait de Gaulle, c’est quelque chose qui est moins clôturé que l’ONU, qui est plus informel que l’ONU, mais qui est très lourd à manier, qui bouge pas facilement, comme toutes les grandes organisations.
— En parlant de l’ONU…
— C’est important ce qu’a mentionné le docteur Brauman parce que
nous l’ignorions totalement. C’est le problème des organisations non
gouvernementales, vous savez très bien que nous n’avons aucun pouvoir et
aucun contrôle sur elles, elles sont non gouvernementales et elles tiennent
évidemment à leurs statuts, ce qui se conçoit.
— Moi, je n’en avais pas parlé parce que je…
— Et puis vous pensiez peut-être que nous le savions, enfin…
— Je n’y avais pas pensé, que le passager était du PAM, que l’ONU…
— Mais ça, ça n’était mentionné dans aucun rapport, enfin disons que quand MSF nous a fait part et quand nous avons eu des Soudanais, nulle part il n’est apparu que le passager justement soudanais était. Ce qui aurait pu faire tilt dans ces cas-là, chez nous, si vous voulez, dans notre esprit. Mais un Soudanais, monsieur Untel, sans appartenance à quoi que ce soit… bon…
— Sinon, bon, heu, à propos d’hier, je ne sais pas, je n’ai pas trouvé M.
Arnaud très encourageant, justement, je voulais peut-être avoir votre sentiment là-dessus, si j’ai mal perçu, je ne sais pas.
— Encourageant en quel sens ?
— Encourageant dans le sens de l’aboutissement des démarches.
— Je crois que M. Arnaud ne perçoit pas très bien ce que vous attendez d’une reconnaissance de la responsabilité des autorités soudanaises, ou du résultat de cette enquête.
— Ah, oui d’accord.
— Hein, je crois que c’est ça son problème.
— Ah d’accord.
— Alors, bon le résultat, il est difficile de le prévoir à l’avance, bon, vous
savez très bien, aussi bien que moi, à quel État, enfin à quel gouvernement
nous nous heurtons pour l’instant, vous savez très bien quelle est la situation au Soudan, vous savez très bien que les moyens de coercition de l’État français sont limités et qu’en droit international il n’y a pas de moyens de coercition si ce n’est la guerre, vous savez très bien aussi que les organisations internationales n’ont pas de coercition, même si l’organisation des Nations unies a des forces d’observateurs et de maintien de la paix, les fameux casques bleus, ils ont un pouvoir très limité. Donc la coercition n’existe pratiquement pas en droit international sauf par la guerre. Donc, comme vous l’a dit peut-être un peu abruptement hier M. Arnaud, on va pas faire la guerre au Soudan.
— Oui.
— C’est vrai, c’était abrupt.
— Je crois aussi que mes interventions étaient aussi un petit peu directes.
— Oui, ça l’a un tout petit peu mordu, oui. Mais il ne l’a pas mal pris.
— Il l’a pas mal pris, enfin, bon, j’étais un petit peu là pour, heu… sensibiliser l’Élysée sur ce problème et, heu, bon, ça s’est trouvé comme ça.
— Mais il ne l’a pas mal pris et puis de toutes façons c’était un peu dans votre rôle, c’était tout à fait compréhensible.
— Alors dans ce qu’on attend d’une…
— Bon, si vous voulez, il n’a pas été négatif à votre égard, en ce sens qu’il
n’est pas opposé, d’ailleurs il n’a pas à être opposé à ce que la just…, la justice soit s… soit saisie, je crois que ce qu’il doute, et c’est ce que tout le monde doute, c’est le résultat de ce genre de procès. Si vous voulez, on voit très bien où ça aboutit. Ceci dit, c’est tout à fait compréhensible que vous vouliez le faire. C’est pour ça qu’il vous a dit aussi qu’il n’avait pas d’objections non plus à ce que vous parliez dans la presse, que vous fassiez une campagne de presse, à partir du moment où c’est le gouvernement soudanais qui est visé, vous êtes libre d’exprimer ce que vous pensez, c’est vous qui avez été atteints. Si vous voulez, il n’y a aucun blocage de la part du gouvernement français. Je crois que M. Arnaud a voulu vous le faire comprendre très clairement. Ce qui vous a peut-être laissé songeur, c’est qu’il l’a fait de façon, j’allais dire, très, très modérée, très diplomate. En s’interrogeant davantage sur ce que ça allait apporter, que sur le bien-fondé de ce genre de… Il vous a paru sceptique, c’est peut-être ça qui vous a laissé…
— Oui, c’est ça. Bon, heu, les campagnes de presse, bon, heu, moi je…
— Ça sert pas à grand-chose, c’est vrai.
— Ça ne sert pas à grand-chose et puis, heu, ça a une odeur un petit peu de
déballage.
— C’est exact.
— Que l’on veut un peu éviter.
— Non surtout que ça n’apportera rien, ça remuera encore des souvenirs
douloureux pour vos parents.
— C’est ça, les journalistes, ils vont où ils veulent et ça peut échapper à ce
qu’on veut dire.
— Non, ça ne sert pas à grand-chose, si ce n’est que ça peut moralement
vous soulager, ceci dit, je ne pense pas que ça soulage vos parents, parce que, au contraire, eux, ça va relancer des tas de choses.
— Ce que je veux dire, c’est que c’est un sujet important notamment pour la
France.
— Et pour d’autres personnes, bon, c’est un sujet général, qui touche plus
que vous-même.
— Oui, bon… La réaction que j’ai eue, c’est d’être un petit peu étonné, c’est
de dire – bon, ça n’a peut-être pas été très bien perçu mais…- qu’une campagne de presse sur un sujet comme ça n’est pas nécessaire pour prendre conscience de l’importance que ça a.
— Non, je suis d’accord avec vous. Non mais comme vous aviez abordé, bon,
heu… Je crois que M. Arnaud vous a laissé faire ce que vous vouliez, que vous, vous pensez que ça a plus d’impact. Nous, nous agissons à notre niveau, à notre moyen, mais si vous voulez saisir une opinion publique, si vous pensez qu’une opinion publique peut faire quelque chose, il vous a dit pourquoi pas, c’est ça je crois qu’il a voulu vous dire.
— Vous avez dit, on voit très bien où ça peut aller une démarche judiciaire.
— Si vous voulez, on ne voit pas très bien ce que va… Bon, supposez que l’on
reconnaisse la responsabilité du… de la partie soudanaise. Qu’est-ce que ça va apporter ? Parce que…
— Oui, d’accord…
— C’est ça que je veux dire.
— Enfin, bon… heu…
— Concrètement, j’entends, je parle sur le plan concret.
— Sur le plan concret. Ben, c’est-à-dire… C’est un peu l’interrogation de
M. Arnaud dont vous parliez tout à l’heure. Ce que nous on attend, je veux
dire, c’est de faire la part entre une responsabilité soudanaise… Jusqu’où va la responsabilité soudanaise, si c’est…, ça peut très bien…, on sait toujours pas, ça peut très bien être un fou marginal, comme ça.
— Exactement.
— Comme ça peut être, heu…
— Une décision purement gouvernementale.
— Locale, ou, plus haut.
— Ou plus haut.
— On ne sait pas jusqu’où ça va, voilà ce que nous, on voudrait savoir, et puis à partir de là, eh bien, on ne comprend pas, quoi.
— Tandis que je crois que M. Arnaud, c’est la question que je posais, si vous
voulez obtenir réparation, quelle réparation vous pouvez obtenir de ce genre de chose.
— Ben…
— Ben oui, bon, si vous voulez vous saurez, c’est vrai, ou vous avez des
chances de savoir, parce que, tout dépend de la façon dont l’enquête pourra
être menée par le juge d’instruction, ça dépend de… Bon, pour y revenir, votre père, ou c’est votre sœur, quelqu’un a évoqué la présence d’un responsable local qui lui doit le savoir. Reste à savoir si ce responsable local est toujours sur place, parce que, vous savez qu’il y a eu des tentatives de coups d’État, des choses, vous savez qu’on n’est quand même pas dans un régime très stable. On n’est pas dans un système qui se perpétue sur le même niveau, ça bouge, bon. À supposer que ça soit toujours le même, est-ce qu’il acceptera de parler, est-ce qu’il dira la vérité, quelles sont en fin de compte les conclusions qu’aura le juge d’instruction? Et selon ces conclusions, à quoi pourra-t-il aboutir ? Supposons que, dans le meilleur des cas, on en conclue qu’on connaît réellement les responsabilités, qu’on arrive à les définir, et qu’on peut dire par un jugement : la responsabilité incombe à tel ou tel groupe de personnes. Soit l’individu isolé, soit responsabilité locale, soit régionale, soit nationale. Après, quelle peine va-t-on pouvoir appliquer ? Bon, on pourra peut-être décider d’une peine, mais
on ne pourra pas l’appliquer. Parce que vous allez vous heurter encore au
problème d’une application d’une mesure internationale et vous ne pourrez
pas faire payer un gouvernement étranger. Vous vous heurtez à nouveau à la souveraineté, si ce n’est que vous aurez une satisfaction morale de savoir où porte la responsabilité.
— Moi, dans, heu, je n’ai pas vu jusque-là, entre une peine et heu… moi je
ne sais pas, j’ai envie de dire, c’est à la justice de décider, mais, pff, voilà, quoi…
— Je comprends très bien, moi, si j’étais à votre place, j’en ferais peut-être
autant, hein, je ne dis pas. C’est la raison pour laquelle, hier, M. Arnaud…
Ben, écoutez, pour l’instant, on a l’impression qu’on a une ouverture, alors
essayons de voir jusqu’où va cette ouverture, et si on peut l’exploiter jusqu’au bout. Ça vous coûtera moins cher. On en saura peut-être autant, et ça aura peut-être plus d’impact. C’est tout, hein, mais tout ça, c’est vrai, on est tous dans un monde qui n’est pas sûr, qui est fluctuant.
— Et comment évaluer la valeur de cet impact, moi, dès le début, je me suis
dit, ce n’est pas admissible, il faut qu’il y ait, si le droit humanitaire n’est pas
respecté, il faut qu’il y ait un droit positif et que l’assistance humanitaire soit respectée.
— Ça, tout le monde est d’accord. Je crois qu’il n’y a aucun problème, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement français a toujours réagi, s’est toujours indigné, et a toujours agi.
— Oui, mais il n’y a pas de pouvoir de coercition…
— C’est le problème du droit international, ou la guerre.
— Ça ne fait pas beaucoup d’alternatives.
— Non, c’est ça le problème… Si, l’alternative est de couper toutes les aides,
mais c’est valable avec un pays où vous avez des aides importantes comme des pays d’Afrique francophone, bon, je ne vais pas les mentionner, c’est pas la peine, vous avez certainement un nombre de noms à l’esprit, avec le Soudan, avec lequel notre aide était peut-être pas négligeable, mais enfin, elle n’était pas très importante, avec lequel, du fait de la situation au Sud-Soudan, nous avons coupé toute aide, à l’exception de l’aide humanitaire, on a pas beaucoup de moyens. Et comme en plus c’est un régime qui n’a pas beaucoup d’affinités avec l’Occident…
— Oui, j’ai vu qu’El Béchir a signé un accord avec la Libye.
— Oui, il l’avait déjà signé depuis un moment, on entre dans l’application
pour l’instant, enfin ça fait déjà quelques mois. Ceci dit, vous savez que tous les accords qui ont été signés avec la Libye, il y en a eu d’autres jadis avec l’Algérie, ça n’a jamais duré très longtemps.
— J’avais vu qu’il était plus proche du Sud-Soudan avant…
— Oui, c’est exact, il était dans la rébellion avant, maintenant, il a changé
de camp. Bon, vous connaissez le chef d’État libyen, là encore, on ne rentre pas dans un domaine très favorable et très stable.
— Donc, vous me rassurez, concernant votre sentiment sur ce rendez-vous
avec M. Arnaud.
— Oui, non, ne craignez pas… vraiment.
— Dans tous les cas je vous rappelle vendredi.
— D’accord, vous me rappelez le 20, c’est bien ça, c’est le 20 après-midi,
disons vers 18 h 00.
— Oui c’est ça, d’accord.
— D’accord.
— Je vous remercie.
— Je vous en prie.
— Au revoir.
— Au revoir bonne journée.
Je raccroche, «un goût amer dans la bouche». Je n’y prends pas garde.
Je l’ai pourtant bien senti dans la conversation. Mais elle est passée au milieu de tant d’informations, enveloppée dans tant de maîtrise du langage, cette pique, comme un coup au cœur. Et ce n’est qu’une de plus. Nous en avons déjà subies tant. Mais elle a été donnée. Presque imperceptiblement. Au milieu de la raison raisonnante et prenant le manteau de la diplomatie. «Je crois que M. Arnaud ne perçoit pas très bien ce que vous attendez», «C’est vous qui avez été atteints», «Qu’est-ce que ça va apporter ?», «Quelle réparation pouvez-vous obtenir de ce genre de chose». Mlle Pagnier joue son rôle de transmission et les éléments de langage ont été donnés par sa hiérarchie. Elle ne fait que transmettre. La pique est vive, acérée, sensible, passe inaperçue, et est redoutablement efficace. Comme une petite humiliation, en passant, l’air de rien. Il m’apparaît aujourd’hui à quel point le procédé est opérationnel. Mais je m’accroche, comme un beau diable, en dépit de tous ses efforts de gestion de ma perception. L’épine qu’elle a fichée dans mon cœur saigne, mais je lui ai déjà ordonné de se taire, je garde la tête haute et je me battrai à la hauteur de l’abomination du crime, je ne lâcherai rien. Vous pouvez tout me faire endurer, je resterai debout. Et puis cette idée de l’OACI, il faut la poursuivre, même si je sais qu’elle a toutes les chances d’aller dans le mur, j’ai encore besoin d’elle. Alors je fais bonne figure, écartant la question «Que peut-on attendre de la justice». Je fais mine de comprendre. «On ne peut rien faire».
Ainsi, il fallait comprendre ce qui était dit dans le sous-texte. L’Élysée
ne souhaitait pas que le parquet soit mêlé à cette affaire. Sans doute les
instructions avaient déjà été données à la Chancellerie, sans doute de façon tout aussi «diplomatique». Il n’avait pas échappé à notre avocat qu’aucune enquête préliminaire n’avait été ouverte. Il en avait éprouvé le besoin de s’assurer du soutien de l’Élysée. Le bien-fondé d’une plainte et les conséquences de son absence m’étaient alors abstraits et m’échappaient complètement. Tout cela faisait beaucoup d’informations en même temps.
Ainsi nous étions invités à comprendre que l’Élysée non seulement n’exercerait aucun «devoir d’ingérence», mais aussi ne saisirait pas la justice, et que celle-ci serait priée de se taire, sans pour autant s’opposer à ce que les familles la saisissent, mais, comprenez-vous, ceci ne servirait, dans le fond, à rien. L’argumentaire était très bien construit, bien qu’il s’oppose au plus élémentaire bon sens. »