J’ai une conversation avec M. Belliard le 2 mars 1990. Je la retranscris ici. Je n’ai pas numérisé les conversations sur la première cassette du fait de la mauvaise qualité de l’objet. Les multiples manipulations en vue de la retranscription écrite des conversations ont vraisemblablement provoquées une tension sur la bande qui nuisent à la qualité audio et à sa numérisation. Un traitement adapté serait nécessaire pour un intérêt discutable. Cette numérisation est cependant possible au besoin.
Ces premièrs enregistrements de conversations du début de l’année 1990 n’étaient pas destinés à être conservés, mais uniquement à prendre des notes afin de rappeler mes correspondants avec des notions précises. Les enregistrements se faisaient par dessus les précédents. Ils se sont rapidement révélés être inutilisables du fait que toutes ces conversations avaient des durées variables. C’est ainsi que, par la suite, j’ai enregistré chaque conversation à la suite les unes des autres.
Voici la retranscription de ma conversation du 2 mars avec M. Belliard. Je souligne le passage concernant M. Laugel.
« M. Belliard m’explique comment M. Laugel s’est «fait jeter par les
Soudanais». Il a demandé auprès d’un directeur du ministère un entretien
avec le ministre des Affaires étrangères. Dans un télégramme en date du 28
février, l’ambassadeur explique comment les Soudanais ont réagi en disant
«écoutez c’est clair dans notre esprit que le SPLA est responsable donc c’est
tout». L’ambassadeur a insisté. Il fait part dans son dernier télégramme de son souhait, de sa volonté de saisir le ministre. Le ministère lui a alors envoyé un télégramme en lui disant «allez-y foncez».
— Mais les Soudanais sont de plus en plus hostiles vis-à-vis des Occidentaux, poursuit M. Belliard. C’est de plus en plus difficile à Khartoum pour les Européens et les Américains de tout simplement réussir à être reçus par quelqu’un de conséquent, ministre ou Président. Donc pour l’instant on attend que l’ambassadeur puisse être reçu par le ministre.
Et puis du côté de l’OACI, le directeur général de l’organisation onusienne
est passé à Paris, à la mi-février, et à cette occasion-là le ministère a «fait la
demande officielle que l’OACI fasse son travail de son côté».
— Mais on se heurte à une sorte de passivité soudanaise, continue M. Belliard. Les Soudanais ont tout intérêt à jouer le plus possible ce jeu-là. D’une part ils nient, et en même temps font preuve de mauvaise volonté pour fournir des informations. Obtenir même une enquête est difficile. Les Soudanais sont chez eux. Ils ont décidé que c’était les autres, et puis voilà. Maintenant est-ce qu’à un moment donné, on pourra aller sur le terrain pour faire une véritable enquête, c’est le but de l’opération, mais à Khartoum, le régime en place peut tout faire pour que cela ne se passe pas.
Je fais observer à M. Belliard, comme me l’a fait remarquer Mlle Pagnier,
que le Soudan est signataire de la charte de l’OACI.
— Oui, acquiesce-t-il, mais enfin, bon, vous savez, hein, signataires… Les
160 pays du monde ont signé la charte des Nations unies, qui précise le respect des droits de l’Homme et compagnie… Je veux dire, c’est pas vraiment… Il y a les textes et les pratiques politiques, les pratiques diplomatiques.
Les Soudanais au pouvoir ont une telle parano et de plus en plus… Ce sont
des militaires qui ne négocient absolument pas, ils sont même à des années-lumière de négocier, ils sont de pire en pire. Toutes les mesures qui sont prises jour après jour, là-bas, c’est du pire islamisme. Dans le monde, il n’y a peut-être pas un pays qui est comme le Soudan. Il y a deux jours, par exemple, on a appris que les femmes soudanaises n’ont plus le droit de sortir de chez elles après huit heures du soir, et tout est à l’avenant. C’est comme une espèce de parano islamiste. Il est vraiment très difficile de discuter, c’est vraiment… C’est fou.
Je lui dis que j’ai appris que le Soudan veut s’instituer république islamique.
— Oui, qu’ils s’instituent ou pas, ils le sont déjà, me répond-il.
Ça fait maintenant trois ou quatre mois que virtuellement ils le sont, c’est le
nouvel ordre et les gens n’ont plus le droit de sortir de chez eux. C’est vraiment à contre-courant de ce que l’on peut observer ailleurs de par le monde. C’est tout à fait triste, tout à fait triste. Quant à la guerre, s’il faut faire un pari, elle n’est pas terminée. Loin de là. C’est triste et dans ce contexte politique vraiment particulier, l’intérêt des Soudanais au pouvoir, c’est ce qui est en train de se passer : MSF plie bagage. Ils étaient des témoins un petit peu gênants, donc, voilà, ils s’en vont, c’est ce qu’ils voulaient. Bien entendu, dans ce contexte, ils ne vont pas nous dire «ben venez donc à Aweil fouiller l’épave de l’avion pour faire une enquête», non pas du tout. Ils vont plutôt dire : «non, non, pensez-y, il y a des problèmes de sécurité, ce n’est pas possible, la preuve».
Finalement M. Belliard déplore qu’on ne saura jamais.
— C’est comme l’histoire de l’avion coréen… Peut-être en saura-t-on plus
dans dix ans, si dans dix ans il y a un nouveau gouvernement qui, à ce moment-là, souhaitera faire la lumière sur l’attentat.
Ça le rend d’autant plus triste que c’est un pays qu’il connaît bien, et il se
rend compte qu’il s’enfonce dans la déraison.
— Concernant la démarche de l’ambassadeur, le mieux est d’attendre qu’il
réussisse à voir ces gens-là. Il finira bien par être reçu, même s’il y a de fortes chances qu’on lui dise la même chose.
Je lui demande quand M. Laugel reviendra en France.
— Il ne revient pas forcément très souvent, me dit-il. Il y a eu la conférence
des ambassadeurs, il revient aussi pour ses congés. En général, l’ambassadeur ne revient qu’une fois par an, d’autant plus que Khartoum est un petit poste. Il n’y a qu’un numéro deux, donc il ne peut pas s’absenter facilement.
Le mieux, c’est qu’il me tienne au courant si ça bouge.
— Mais pour faire bouger les Soudanais, il faut vraiment…Pourtant,
on a avec Laugel quelqu’un qui fait vraiment son boulot. Il y a beaucoup
d’ambassadeurs qui sont tentés, dans les petites ambassades, de rester comme ça, dans leur coin, alors que lui, c’est plutôt le contraire. Il était un peu choqué qu’on n’ait pas fait plus, me dit M. Belliard. Vous savez, il avait proposé qu’il y ait un avion, etc… qui vienne, bon, il était un petit peu désolé quand je l’ai vu… bon, donc, c’est pour ça que je me suis dit, s’il peut faire le maximum, il le fera, d’ailleurs, je pense qu’il le fait.
M. Belliard m’affirme à la fin de la conversation qu’il me tiendrait au courant si un télégramme montrait une évolution de la situation.
Après cette conversation, il m’apparaît que l’enquête apparemment
souhaitée par tous en France comme à l’ambassade, et qui nous a été annoncée dès le début du mois de janvier par MSF, aurait le plus grand mal à se mettre en place. Il nous faudra donc être particulièrement attentifs, tout autant que nous le pourrons. »