« L’année 1994 est l’année où j’entends pour la première fois le texte d’Adel Hakim. Je suis alors en cinquième année d’ostéopathie. Je prends la route pour me rendre à Paris à l’un de mes séminaires. Je pars tôt de Lille, il fait encore nuit et j’aurai plus de deux heures d’autoroute. Monotonie de la longue bande d’asphalte. J’allume la radio. J’écoute distraitement les dernières rediffusions des émissions de la nuit de France Culture.
Le monologue commence. Un jeune homme se souvient qu’il n’était pas cruel quand il était petit. C’est un jeune homme quelconque, dans une ville quelconque où il a une vie ordinaire. Il est adamite, de cette race des Seigneurs, et bien qu’il en éprouve une certaine fierté, il n’a jamais eu une quelconque arrogance ou un quelconque mépris pour les autres, les Yamites et les Zélites. Cette fierté n’a d’ailleurs jamais empêché l’amitié et il se souvient de ses copains qu’il retrouvait après l’école, sur le trottoir. Ils parlaient de « construire la Super-Cité. Les buildings de cristal avec les lamelles d’argent et les feuilles diamants. Et les tours d’Asmonée et les grottes royales, en verre transparent ». Ils rêvaient. Et ils revenaient, back, sur le trottoir. Et c’était bien aussi. Il se souvenait qu’il y avait ces tensions interethniques qui grandissaient, mais on faisait comme si tout allait bien. Il y avait aussi les armes à la maison. Il se souvenait que c’était pour tirer en l’air, aux grandes occases, le Jour de l’an, la mort, le mariage, la naissance. On commençait à s’habituer aux milices, aux groupes armés, aux barrages routiers, aux tirs d’armes automatiques. « Vus de dehors, comme ça, c’est chaos, les enjeux peuvent paraître mystère. Mais vécus, ils le sont beaucoup moins. »
Les événements étranges avaient commencé dans la ville, les disparitions, les assassinats, sans que l’on comprenne pourquoi. Pourtant il devait y avoir un pourquoi. Celui qui a disparu, comme ça, devait savoir pourquoi, la cause, le crime. Quelque part il y a toujours la faute coupable. Était-ce une simple question d’appartenance à un clan ? Et quels étaient les enjeux ? Tout le monde ne voulait-il pas vivre en paix ?
Ses questions restaient sans réponses et les groupes armés patrouillaient les rues.
Et puis il y eut les bombes. « Tant que tu n’as pas été bombardé tu ne sais pas ce que c’est. Tu crois savoir mais tu ne sais rien. Je veux dire, réellement, là. » Il avait bien entendu parler du bombing sauvage, là-bas, loin d’ici, sur les bords du lac Athabasca, mais ça restait insignifiant, sans bruit et sans couleur.
Les amis avaient beau dire courage, courage, il était maintenant pris au piège. Il ne pouvait que crier à s’arracher la gorge, mais il savait que ça ne servait à rien. Alors il s’était enfermé chez lui et il voyait à travers les volets de bois les machines militaires prendre possession de la rue. La vie était devenue fragile, elle pouvait disparaître, sans rien dire, par un petit trou, no comment. « Ou au contraire, avec boum et crash, lorsqu’un éclat d’obus te décapite ou te dissèque. » Il s’habituait aux bruits de la guerre et « il fallait se protéger : tu fermes tous les trous du mur par où la mort peut passer. »
Il y avait aussi petite amie. Quand il allait la voir, elle était toujours sur sa machine à écrire démantibulaire. Elle écrivait des poèmes. « Quand elle n’écrivait pas, elle marchait autour d’un vieil appareil à énergie solaire et parfois elle se perdait dans le labyrinthe des miroirs, ou à l’intérieur du planétarium mort. » Il aurait bien voulu qu’elle vienne habiter chez lui mais elle ne voulait pas. Alors c’était la dispute. Elle n’avait qu’à venir et ils seraient deux, ensemble, au lieu d’être chacun de son côté avec cette violence dans la rue ! Mais après, bon, il se disait, lui aussi, il préférait être chez lui, il allait pas venir habiter chez elle, alors, bon, il comprenait, quoi, et les disputes étaient finies. Ils allaient se promener dans la ville assiégée où les traces des incendies, les voitures carbonisées, les maisons éventrées couraient dans une fuite folle.
Et puis, un jour, tout s’était mis off. C’était ce barrage zélite où ils étaient allés se cogner, petite amie et lui, comme un papillon sur le feu et la mort, par hasard. Les miliciens les avaient entraînés dans la cour d’une maison abandonnée. Et, sous la menace des armes automatiques, il avait vu, témoin impuissant, le viol de sa petite amie.
Jusqu’au coup de clachinque, à la fin.
Enfin.
Et le silence.
— Adieu, petite amie. Adieu.
Puis les soldats :
— Va dire à tes amis adamites ce qu’on va leur faire. Va.
« Alors la fuite, la course, loin. Et la solitude. Et le mépris. Et la haine. » Maintenant lui aussi était ça !
À partir de ce jour, il n’y avait plus qu’une chose qui lui importait : garder la mémoire de tout, ne rien oublier, et puis tuer, pour effacer, le sang, là-bas.
Par le crime des miliciens, il avait tout perdu. Que pouvait-il faire ? S’en aller sans laisser d’adresse dans ce monde ou alors se mettre à croire. Mais il ne pouvait plus laisser aller comme avant. C’était comme s’il n’y avait plus d’avant. « Tu fais zoom sur ta vie et tu décides. Tu la quittes ou tu agis. Yes sir. »
Dans cette solitude, il avait su qu’il n’avait pas d’autres choix que la vengeance. Alors il avait commencé à croire au grand conciliateur, « le seul, l’unique, celui des Adamites ». Lui seul était la vraie justice. Lui seul était à l’origine de tout. Il était le début et la fin. Il était le soleil et la lune. Le grand conciliateur portait deux cornes de taureau, l’Orient et l’Occident. Lui était le seul salut.
Ce fut l’entraînement armé. Il apprit la force et le combat. Il ne devait se terminer que lorsque tout serait fini, the end. Tant que l’ennemi serait sur terre, il combattrait. Il avait retrouvé, chez ses nouveaux frères d’armes, un camarade d’école. Coma était maintenant le Régulateur Chef des Adamites. Les yeux de son ami étaient toujours aussi clairs, comme dans son souvenir d’enfance. Ils étaient alors un ciel d’été. Maintenant ils étaient clairs et froids. « De l’acier-cut. » Il avait appris, dans ces yeux, que la force dans le combat se puisait dans le passé. Mais on ne parlait jamais du passé. Ici, il n’y avait plus que les ordres, le combat et la guerre.
Ce fut les missions armées, les assassinats, les attentats. La ville était incendiée, les ennemis pourchassés jusque dans leurs camps de réfugiés, jusqu’à l’extermination et les crimes qui se succédaient sans fin. Le jeune homme était devenu l’Exécuteur 14.
Par cette folie de sang, il avait basculé dans la barbarie. Dans la Zone-Néant. Elle ne laissait pas d’autre solution à la mémoire que l’errance entre les souvenirs et le gouffre sans fond. Son regard se perdait dans le vide. Il n’y avait plus personne pour l’aider. Il ne comprenait plus ce qui était arrivé. Il n’avait plus que des questions sans réponses et cette vision : la parabole super-parfaite tracée jusqu’au point impact qu’il ne comprenait pas. Il voulait oublier mais le souvenir de la violence le hantait, ne lui laissant aucune issue pour vivre après la chute.
Sur l’autoroute A1, la pâle lueur de l’aube laisse la place au petit matin. Un soleil tout rond, tout rouge, est apparu à l’horizon et s’élève transformant le ciel en bleu zébré de rouge. Les couleurs de l’aurore prennent la place du noir de la nuit et tentent de m’inviter à me laisser convaincre par les débuts prometteurs de cette belle journée naissante.
Je ne sais pas encore que ce texte d’Adel Hakim m’accompagnera pendant de nombreuses années. Il met en voix ce que je ressens, un acte de parole fort donnant une forme, non seulement aux questions de la violence, des milices, de l’État, de son monopole de la violence dite légitime, mais aussi de la vengeance, de l’absence de justice et de la reconstruction des victimes sans justice.
Lorsqu’il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’autre alternative que la vengeance et celle-ci transforme en tueur le justicier. Le texte d’Adel Hakim vient d’en faire la parfaite démonstration. L’issue de la vengeance ne peut être autre chose que cette destruction de toute humanité à laquelle je viens d’assister. La nature humaine de l’Exécuteur 14 est anéantie. La violence déshumanise autant le bourreau que ses victimes. Le constat d’impuissance dont s’est prévalu l’Élysée ne m’offre pourtant pas d’autre alternative. Je vis bien dans un État de droit pourvu d’un organe chargé de la justice, cependant le sommet de cet État nous a signifié que celle-ci n’aura pas lieu d’être. »