« Les législatives du 5 et 12 juin 1988 ne donnent au Président réélu qu’une majorité relative à l’Assemblée. Il doit composer. Il appelle à une ouverture « autour des valeurs permanentes de la démocratie et de la République », et nomme Michel Rocard à Matignon. Le gouvernement formé à l’issue des législatives constitue une alliance entre PS, centre gauche et centre droit, et s’ouvre sur la « société civile ». Des personnalités non partisanes participent à la nouvelle équipe gouvernementale de quarante-neuf membres. Pierre Arpaillange, garde des Sceaux, Roger Fauroux, ministre de l’Industrie et de l’aménagement du territoire, Hubert Curien, ministre de la Recherche et de la Technologie, Alain Decaux, ministre délégué chargé de la Francophonie, Jacques Chérèque, chargé de l’Aménagement du territoire, Olivier Stirn, Léon Schwartzenberg, Théo Braun, Gérard Renon, Brice Lalonde, Roger Bambuck, Thierry de Beaucé, Émile Biasini, Michel Gilibert…

Le secrétariat d’État aux Droits de l’Homme de l’ancien directeur de MSF est, quant à lui, reconverti en un secrétariat d’État chargé de l’action humanitaire et confié à Bernard Kouchner. Tout à fait ambitieux et parfaitement médiatique, l’homme a de nombreux atouts. Le couple qu’il forme avec Christine Ockrent est réputé être aimé des Français et la journaliste proclame et revendique son indépendance vis-à-vis des politiques. Elle saura ainsi mettre ses qualités au service de l’audiovisuel public en ralliant la présentation du 20 heures d’Antenne 2. La reine Christine tiendra l’opinion. Le cofondateur de MSF est le parfait candidat pour le rôle que va lui assigner le Président. Il est dans l’air du temps. Six mois plus tôt, le 7 décembre 1987, l’ONU a adopté deux nouvelles résolutions portant sur l’action humanitaire. La résolution 42/120 reprend les précédentes de 1981, 1982, 1983 et 1985[1], et consacre le nouvel ordre humanitaire international. De même, la 42/121 encourage la coopération internationale dans le domaine humanitaire. De plus, le docteur a sévèrement mis en cause le secrétaire d’État aux Droits de l’Homme au sujet de l’expulsion des Iraniens en janvier 1988. Dans l’article intitulé « le ministère de l’indignation » du 11 janvier, dans Libération, il a demandé la démission de Claude Malhuret. « On ne doit cautionner aucune atteinte aux droits de l’homme au nom de la raison d’État ou de la solidarité gouvernementale » écrivait-il. « On ne peut être dehors et dedans. » Il ajoutait : « Le secrétaire d’État aux Droits de l’Homme ne démissionne pas, Claude Malhuret ne fait pas son travail. » Il l’accusait de s’être fait « une popularité acquise au revers des droits de l’homme ». « L’idéologie des libertés est devenue théologie étatique. Vive la nécessaire séparation des genres », proclamait-il. Après avoir « naïvement » approuvé en son temps la création du secrétariat d’État aux Droits de l’Homme, il en demandait la disparition[2].

L’animosité de Bernard Kouchner envers Claude Malhuret a pris naissance en 1979, lorsque les troupes du Nord-Vietnam reprenaient possession du sud en jetant des milliers de réfugiés sur les eaux de la mer de Chine. Kouchner souhaitait une médiatisation spectaculaire et avait lancé l’opération « un bateau pour le Vietnam », en réunissant des fonds pour affréter un navire. « Pas de frontière pour la générosité », disaient les médias. Le comité avait rallié des intellectuels de tous bords, de Jean-Paul Sartre à Raymond Aron. Il était soutenu par des personnalités emblématiques, Michel Foucault, le rabbin Josy Eisenberg, le cardinal François Marty, ainsi que l’écrivain allemand Heinrich Boll ou le chanteur Yves Montand. Des journalistes avaient été embarqués à bord du bateau filmant la tragédie en direct. Au sein de MSF, la surmédiatisation voulue par Kouchner avait entraîné un clivage entre les partisans du tapage médiatique et ceux d’une aide professionnelle, réfléchie et adaptée. Kouchner avait quitté MSF. Puis, en mai 1988, il s’était prononcé en faveur de la réélection de Mitterrand.

Sa nomination au poste de secrétaire d’État à l’action humanitaire sera une revanche qu’il assumera jusqu’au bout. Après la cohabitation, il donnera au Président réélu la caution dont il a besoin pour reprendre la politique qu’il a dû suspendre pendant deux ans. Le Président retrouvera le pouvoir plein et entier que lui conférait la Constitution. Il retrouvera le contrôle de la politique étrangère dans son intégralité et rappellera l’interprétation qu’il fait de la loi fondamentale de la Ve République. Celle-ci s’applique dans toutes les configurations et la situation de 1988 n’échappe pas à la règle : les ministres sont comme sur un banc d’école. Il y a beau temps qu’ils ont démissionné de leur ancienne dignité… Il arrive, mais rarement, que certains se fâchent de n’être plus rien alors qu’ils croyaient avoir accédé au rang de quelque chose… « De l’incident, ils tirent l’honnête et sage conclusion qu’ils n’avaient pas leur place parmi les initiés béats devant l’oracle. »[3] Tout comme les ministres communistes ont joué leur rôle dans les desseins mitterrandiens en 1981, Kouchner saura être à la hauteur des attentes du Président. Mitterrand pourra reprendre la politique étrangère d’avant 1986. Au Tchad, il renouera avec sa quête du troisième homme, mise entre parenthèses par la cohabitation. La mort d’Idriss Miskine et la mise à l’écart d’Acheikh Ibn Oumar par le ralliement des FAP à N’Djamena en imposent la plus grande discrétion.

Pour les médias, le conflit libyo-tchadien est en voie de résolution. Hissène Habré a reconquis le Nord-Tchad, à l’exception de la bande d’Aozou, et Kadhafi a remporté un vif succès auprès des délégations africaines et de l’opinion publique internationale à la suite de son « cadeau à l’Afrique », qu’il a annoncé lors du sommet de l’OUA à Addis Abeba le 25 mai. L’organisation africaine a adressé un message de félicitations à Tripoli. Le guide libyen promet la libération de tous les prisonniers de guerre détenus en Libye, dit reconnaître le « régime de N’Djamena » et propose la mise en œuvre d’un « plan Marshall » pour la reconstruction du Tchad.

Hissène Habré a réagi avec circonspection, selon les termes des médias. Kadhafi se dit disposé à renouer des relations diplomatiques avec le Tchad ; cependant, le président tchadien est le seul parmi les chefs d’État africains présents à Addis Abeba à souligner les incohérences de la déclaration du colonel, en relevant qu’il ne mentionne pas le différend frontalier. Le guide libyen ne s’est pas présenté à la réunion du comité ad hoc sur la question d’Aozou, prévue à Addis Abeba à la veille du sommet. Ses exigences posées comme préalables à la réunion du comité ad hoc placent l’affaire des prisonniers libyens devant celle du différend frontalier. Il élude la question d’Aozou . Il paralyse les travaux du comité en ne lui permettant pas de se réunir. La contradiction est évidente. Le guide libyen propose une rencontre au sommet le réunissant avec Goukouni et Habré, alors qu’il reconstitue le GUNT lui-même autour de Goukouni et que celui-ci n’exclut pas le recours à la force armée.

Hissène Habré ne peut accepter ce qui ressemble fort à un cadeau piégé et rejette vigoureusement l’idée de cette rencontre tripartite. C’est non seulement une ingérence supplémentaire dans les affaires tchadiennes, mais aussi et surtout, « une manœuvre de circonstance et de diversion »[4].

« Le cadeau à l’Afrique » de Kadhafi est clairement une menace contre le régime de N’Djamena. Hissène Habré est fermement déterminé à lutter contre toute tentative de déstabilisation, de subversion et d’agression, et prêt à traquer tous les dangers portant sur la sécurité du régime. Ces menaces se trouvent tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. À l’intérieur, la menace vient de toute personne proche ou ayant été proche de Goukouni. Ce seront les arrestations, en juin 1988, de Sidik Fadoul, et d’autres Zaghawa[5]. Sidik Fadoul est un proche de Goukouni[6]. Son parcours en fait un suspect de premier ordre et son arrestation marque le début de la suspicion des Zaghawa[7].

Cependant, le « cadeau à l’Afrique » de Kadhafi est accueilli favorablement par les chefs d’État africains et le président tchadien doit faire bonne figure. Il s’adresse aux Tchadiens le 7 juin, dans un message à la nation à l’occasion du sixième anniversaire de son avènement au pouvoir. Il reconnaît que le cessez-le-feu instauré depuis septembre grâce à la médiation de l’OUA dure toujours, malgré les violations continues et répétées de la Libye. Cependant, il apportera son appui à la nouvelle orientation que s’est donnée l’OUA dans sa mission de paix, à savoir créer un climat de détente, favoriser la reprise des relations normales et renouer un dialogue entre la Libye et le Tchad. Le 8 juin, il se dit « disposé à rétablir immédiatement ses relations diplomatiques avec la Libye et à inaugurer avec elle une nouvelle ère fondée sur les principes des chartes de l’OUA et de l’ONU »[8]. Hissène Habré reste néanmoins vigilant. « Nous devons être conscients des menaces très sérieuses que constitue la grande concentration de forces libyennes dans la région d’Aozou, d’Elwigh et de Toumo. »

Sur le terrain, le danger vient également de l’est : au Darfour, la situation est plus que préoccupante. L’infiltration, au mois de mars, d’une colonne libyenne de deux mille soldats est venue gonfler les rangs de la légion islamique. Puis les combattants CDR, qui ne reconnaissent pas l’autorité de Rakhis Mannani après l’éviction d’Acheikh ibn Oumar, ont aussi quitté la Libye pour rejoindre la province soudanaise où ils risquent à tout moment d’être récupérés par Kadhafi. La lutte entre anti et pro-Libyens plonge la région de l’ouest soudanais dans une instabilité croissante. La menace est réelle. Les raids des FANT de la fin de l’année 1987 n’ont pu l’endiguer et du côté de Khartoum le renforcement de la présence libyenne au début de l’année 1988 est nié par le régime de Sadek el Mahdi. Une grande offensive est en préparation.

N’Djamena a dénoncé au mois de mars la concentration des forces libyennes dans l’ouest soudanais. Celle-ci a été à nouveau niée par Khartoum. Seuls les islamistes du NIF contestent la présence libyenne et depuis la mi-avril 1988, le régime soudanais est en crise. Le Premier ministre Sadek el Mahdi a annoncé, le 16 avril, qu’il a remis la démission de son cabinet au Conseil suprême de souveraineté et espère former un nouveau gouvernement national dit « de conciliation ». »


[1] Résolution 36/136 du 14 décembre 1981, 37/201 du 18 décembre 1982, 38/125 du 16 décembre 1983 et 40/126 du 13 décembre 1985.

[2] Le retour des expulsés iraniens avait été autorisé par le gouvernement quelques jours plus tard.

[3] Le coup d’État permanent. p 34.

[4] Le Monde. 29 mai 1988.

[5] Voir le témoignage de Mariam Hassan Djamouss aux Chambres africaines extraordinaires lors du procès Habré :  « Le même jour étaient arrêté Ismaël Chaïbo, Jacoub Adam Erégué, Adoumour et Ibrahim Kossi. »

[6] Diasporatchad.blogspot.com consulté le 31 mai 2019. Nadjikimo Benoudjita rapporte qu’il avait été « directeur de la prévôté sous le GUNT dirigé par Goukouni Oueddeï. Avec la victoire militaire des Forces armées du nord sur la coalition du GUNT et la prise de pouvoir, au Tchad en 1982 par Habré, Sidick Fadoul vivait en exil. En 1987, dans le cadre de sa politique de réconciliation Habré avait demandé la médiation de Hassan Djamouss auprès de Sidick qui vivait alors en France, afin de le convaincre de rentrer au pays ». C’était après les ralliements successifs de 1986 et la scission du GUNT entre Acheikh et Goukouni. Les FAP s’étaient ralliées à N’Djamena et Sidick Fadoul était rentré au Tchad.

[7] D’après un article du blog tchadoscopie.over-blog.com/article-27319244.htm consulté le 31 mai 2019, rapportant un témoignage de Guihini Koreï, Directeur général de la DDS, l’arrestation de Sidick Fadoul aurait été déterminée par Idriss Déby.

[8] Le Monde. 8 juin 1988.