« Depuis la famine de l’été 1988, la communauté internationale s’est mobilisée, les aides arrivent alors de l’Occident et sont d’importance. L’Operation Lifeline Sudan, OLS, est lancée le 23 mars 1989 à Khartoum, sous l’égide des Nations unies, par James Grant, directeur de L’UNICEF. OLS mobilise toutes les ONG présentes. Pour MSF, il est important de pouvoir se déplacer vers ses missions sans dépendre des aléas et imprévus des autres agences, tout en réduisant les contraintes.

Dès la fin de l’année 1988, MSF pense se doter d’un avion attaché à sa propre action. Les déplacements par la voie terrestre sont longs. Il faut plusieurs jours pour aller de Khartoum à El Meiram, avec toutes les incertitudes de la route et le temps passé dans chaque ville traversée, où l’on doit se présenter à la sécurité et à l’immigration, en justifiant sa présence par les documents exigés. Les déplacements par les airs se font au gré des vols du CICR, du PNUD ou de l’UNICEF, et selon les places disponibles, ou avec Nile Safari, société de transport aérien privée, la compagnie nationale Sudan Airways ne volant plus vers le sud. Un avion spécialement destiné à MSF serait une solution pertinente.

Le 23 novembre 1988, ont lieu de longues discussions au bureau MSF de Khartoum entre Christopher et Patrick Moreau, de l’association Aviation Sans Frontières. Patrick, qui est un « garçon animé d’un sentiment humanitaire et caritatif hors du commun vient d’être nommé responsable de cette nouvelle mission ASF qui vient d’ouvrir »[1]. Il s’agit de voir dans quelle mesure un avion peut servir les besoins des humanitaires français du Soudan. ASF souhaite venir en aide à MSF. L’association d’aviateurs est très enthousiaste et motivée. Le concours des pilotes aux actions humanitaires est né en 1968, lors de la guerre civile au Nigéria, cette guerre du Biafra également à l’origine de MSF. L’action des pilotes s’appuie sur un réseau international de correspondants connaissant parfaitement le langage, les procédures, les particularismes propres à l’aéronautique, qui sont les mêmes quel que soit le territoire d’intervention. En 1980, André Gréard, Gérard Similowski et Alain Yout ont fondé ASF pour structurer les missions avions légers. Son but : rassembler énergies et compétences du monde de l’aéronautique afin de mobiliser des moyens au service de l’action humanitaire. Les actions des aviateurs sans frontières se sont organisées et diversifiées. Ce sont des pilotes et des logisticiens chevronnés. Le 23 novembre 1988, la discussion entre Patrick et Christopher examine les conditions d’importation d’un avion qui serait attitré à MSF et basé au Soudan. L’idée est ambitieuse : jusque-là aucune ONG n’a pu bénéficier d’un tel service. Le CICR, qui dispose de l’immunité diplomatique et, de plus, bénéficie d’une ambassade propre, possède sa propre flotte aérienne et l’UNICEF a trouvé une organisation, AirServ, à laquelle il sous-traite sa logistique aérienne, sous immunité diplomatique de l’ONU.

Il est évoquée, lors de cette discussion, la possibilité de baser un avion à Khartoum. Éventuellement un autre à Zemio, en République Centrafricaine, pour desservir Tambora, Maridi et Nzara. Le Britten-Norman dont dispose l’association d’aviateurs présente de nombreux avantages. F-OGSM est un Islander BN9, un bimoteur à hélice de neuf places ou de charge marchande de 700 kg. Il est robuste, son rayon d’action atteint 1400 km et surtout, il peut voler très lentement et réduire sa vitesse jusqu’à 70 km/h, ce qui lui permet des atterrissages sur des pistes peu aménagées et très courtes. Ces performances lui donnent cette réputation d’avion STOL[2].

Le coût serait, pour un avion basé à Khartoum, de 390 ECU[3] par heure de vol et selon ASF, 40 heures de vol par mois seront nécessaires. Comme le relève si justement Patrick, une journée de voiture équivaut normalement à une heure de vol. Christopher souligne que Patrick oublie que le Soudan n’est pas en temps normal et que pour MSF une heure d’avion n’a pas d’équivalence, surtout quand les pistes sont fermées et que les convois se font attendre.

À la fin des échanges, chacun repart, sans idées précises mais sachant quelle révolution pourrait apporter un avion à la logistique de MSF. Mais l’association d’aviateurs ne connaît pas encore toutes les contraintes soudanaises, les administrations du pays, ni les réalités et les difficultés de MSF au Soudan. Et lorsque Patrick propose, quelques jours plus tard, de déposer un plan de vol fin décembre pour aller récupérer les filles de Maridi terminant leur mission et souhaitant rentrer passer Noël en famille, Christopher comprend tout ce qu’ASF doit encore apprendre. Patrick ne voit-il pas que le CICR, présent mondialement sur tous les conflits et reconnu par tous, a souvent des mois de retard dans ses demandes d’approbation de leurs vols ? Cela n’effraie en rien Patrick. Mais l’avion n’a pas même reçu l’autorisation d’entrer dans l’espace aérien soudanais ! Patrick a une foi affolante en l’efficacité présumée de MSF. Ou peut-être pense-t-il que cela accélérerait l’importation de l’avion ? Patrick demande des détails pratiques sur la disponibilité en carburant. C’est vite réglé. Il n’y en a pas. Les premiers vols seront pour la mise en place des stocks. L’idée de faire voler l’avion avec à son bord des fûts de 200 litres d’avgas, carburant très volatil, lui fait entrevoir une première réalité. Les deux hommes reviennent à une liste de fréquences radio utiles, nécessaire pour la sécurité des vols. Christopher se chargera de la préparer depuis le « Log », registre dans lequel sont notés chaque contact, chaque jour de vie de la mission, y compris les fréquences et les « call signs »[4] des entités contactées.

Si la proposition de Patrick d’un vol pour le mois suivant était prématurée, elle manifestait aussi une belle volonté d’agir. Seule manquait à cette ONG sans réelle expérience du Soudan une connaissance précise du terrain. Christopher connaît bien les interminables pistes du sud, tout autant que l’administration soudanaise. Il les connaît depuis l’enfance, depuis l’époque où son père dirigeait, pour le compte d’ERAP, la ferme de semences, à Yei. Ses parents avaient continuellement eu affaires à ces administrations. Ils les côtoyaient depuis qu’ils étaient arrivés au Soudan, à l’époque de la ferme de Ndukuré et du dispensaire que sa mère y avait ouvert. Plus tard, Christopher a parcouru les pistes du sud, du Kenya au Zaïre, de l’Ouganda au Soudan. Il a pratiqué les pistes de ces pays de la région des grands lacs et a été confronté aux administrations de ces pays, d’abord par son job de convoyeur dans différentes sociétés d’import-export, puis pour SudanAid, une ONG soudanaise, et enfin pour MSF, en tant que mécanicien puis administrateur. Il en a tiré quelques règles, au demeurant fort simples. »


[1] Bernard Chauvreau. Pilotes sans frontières. Ed France Empire. 1999. p 74.

[2] Short Take-Off and Landing, avion à décollage et atterrissage court.

[3] La monnaie européenne avant l’euro a été créée an 1979. Elle n’était pas matérialisée et seulement utilisée pour les transactions entre banques.

[4] Indicatif radio.