« Au retour de F-OGSM, Omar prépare un nouveau plan de vol. Il demande les autorisations nécessaires pour une tournée des missions selon le même circuit qu’il vient d’accomplir. Le tout est programmé entre le 2 et le 7 juillet. À l’approche de la rencontre d’Addis Abeba, la vie à Khartoum paraît suspendue dans l’attente de l’échéance du 4 juillet. Toute la ville espère un dénouement heureux de la guerre du sud. Les cessez-le-feu de Garang laissent espérer une évolution favorable, et Sadek el Mahdi s’est engagé à appliquer les conditions de l’accord du 16 novembre. S’achemine-t-on vers une réconciliation nationale ? Les coups de force de l’armée à Torit et les pillages des trains d’Aweil incitent à la plus grande prudence. Le soutien de la Libye au gouvernement de Khartoum est toujours patent et Sadek el Mahdi accuse le Kenya de fournir des armes aux rebelles. Un accord est pourtant promis par le Premier ministre. Au Darfour, les combats de ces dernières semaines semblent en lien avec la situation tchadienne. On a pourtant vu la reprise des relations diplomatiques entre le Tchad et la Libye. C’est là aussi un signe de détente, mais ces relations sont pour le moins floues. Le président français s’est prononcé et encourage la détente. Il insiste pour voir progresser le dialogue engagé. L’heure est à l’amélioration des relations franco-libyennes et à la reprise des échanges commerciaux, gelés depuis 1983. La France s’apprête à lever l’embargo visant la Libye, notamment sur les équipements militaires. Le 28 juin, elle confirme son intention de restituer les pièces détachées de matériel militaire bloquées depuis la décision de 1983[1].

Quand, dans le pays, on est dans l’attente de la rencontre d’Addis Abeba, le commandant militaire du Sud-Kordofan, Omar el Bechir, a quitté sa région depuis le début du mois de juin, officiellement en vue de suivre un cours de formation à l’académie militaire G.A. Nasser au Caire. Il est cependant à Khartoum. Celui qui aurait dû se préparer à sa formation militaire est en discussions intenses avec un ancien ami d’école, Ali Osman Mohammed Taha. Celui-ci n’est autre qu’un des cadres du NIF, à la tête de l’officine chargée d’appliquer les sanctions disciplinaires aux membres du parti, « El nizam al sissi »[2]. Bien loin de quitter le Soudan, Omar el Bechir est en pourparlers secrets dans la capitale soudanaise.

Le soir du 29 juin, le général de brigade Dominic Kassiano est chez lui, à Khartoum. La journée n’a rien eu d’inhabituel, mais son sommeil sera de courte durée. Vers minuit, il entend un bruit dehors. Plusieurs voitures s’arrêtent bruyamment dans la rue, des voix s’élèvent. Le gardien est brutalement réveillé. Dominic entend les bruits et, craignant pour sa vie, saute le mur derrière la maison. Il est immédiatement arrêté par les soldats. Dominic lève les bras en signe de soumission. Les soldats baissent leurs armes et se mettent aussitôt au garde-à-vous pour saluer leur général. On souhaite voir Dominic Kassiano au palais présidentiel. Ces soldats sont venus l’y conduire. Beaucoup d’autres personnalités sont arrêtées ce soir-là, pour être menées directement à la prison de Kober. Hassan el Tourabi s’y rend aussi, ainsi que la quasi-totalité de la classe pensante.

Le 30 juin est un vendredi, jour de prière et de repos en pays musulman. Trêve hebdomadaire des réunions aux cadences toujours à contretemps. Les réunions, quand elles ne sont pas annulées à la dernière minute, durent souvent des heures. Une fois terminées, les décisions péniblement prises sont modifiées en bilatéral et d’autres questions non évoquées apparaissent, soulevées en fonction de l’oreille à qui elles s’adressent. Les accords prononcés solennellement en réunion sont à nouveau contredits et les décisions prises annulées et changées. Afin de suivre un tant soit peu les événements, il faut capter et retenir les pourquoi de ce qui a été dit, ou ne l’a pas été, à quelle occasion, de quelle façon et par qui.

Au petit matin, Christopher est au bureau. Amadou l’alerte : des marches militaires sont diffusées sur Radio Omdurman, et une voix répète sans cesse qu’un communiqué du Brigadier Omar el Bechir sera diffusé sous peu. Amadou ne comprend rien aux messages, néanmoins il est certain qu’un coup d’État a eu lieu. Le couvre-feu est déclaré. Les militaires se déploient dans la capitale, autour des points stratégiques, le palais présidentiel, le Parlement, le siège du Conseil des ministres, l’état-major, la radio-télévision nationale. La déclaration d’El Bechir accuse le gouvernement d’avoir échoué dans son entreprise de gérer le pays, de l’avoir conduit à l’isolement sur le plan international et provoqué la dégradation de son économie.

Un Conseil de commandement de la révolution de salut national est formé. Ses quinze membres suspendent la Constitution, déclarent l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire, dissolvent le Parlement et le Conseil des ministres. La junte prend immédiatement des décrets interdisant toute opposition à la « révolution de sauvetage nationale ». Elle annonce la formation de tribunaux d’exception. Les rassemblements sont interdits. Ils seront punis d’un à dix ans de réclusion.

Le 1er juillet, au bureau de MSF, on décide par précaution de fermer temporairement la mission d’Omdurman, afin d’analyser sereinement ce que l’on sait des nouvelles. Les humanitaires français connaissent deux des quinze membres du RCC-NS[3]. Bien sûr, Dominic Kassiano. El Bechir, lui, était responsable de la zone d’El Meiram quand il était basé à Muglad. Les deux interlocuteurs principaux de MSF sont dans le coup. L’ONG française ne se savait pas être si près du pouvoir embryonnaire. La ville d’Omdurman est remplie de soldats et la tension se lit sur le visage de tous. À Juba, on sent beaucoup d’inquiétude. Mais ailleurs, dans toutes les autres missions, il n’y a strictement rien à signaler. À El Meiram, tout est calme. Pareille situation à Maridi. Le seul événement touchant MSF est la disparition d’une voiture à Wad Shérifé, empruntée par l’armée pour la journée. Elle reviendra le soir même, un peu plus sale et le réservoir à moitié vide.

L’Arabie Saoudite, l’Égypte et la Libye reconnaissent le nouveau régime. Ces reconnaissances ne réjouissent pas les hommes d’Addis Abeba. Le SPLA se croyait pourtant à deux doigts de la paix des sages, promettant à terme la fin de la vie difficile de rebelles en brousse. Les chefs des « grands hommes » pensaient retrouver bientôt le pouvoir légitime au sein d’un gouvernement à la tête d’un pays unifié, mais les ténors de la scène politique avec qui ils négociaient ont tous, et sans exception, disparu le temps d’une nuit. L’ex-Premier ministre, le Mahdi, se trouve à la prison de Kober. Il ne sera pas du voyage prévu pour le 4 juillet et l’accord soudano-libyen ne sera pas abrogé. L’accord de paix si ardemment attendu ne sera pas non plus signé. Washington, pour sa part, regrette le renversement des autorités civiles par des militaires et exprime le vœu que les nouveaux dirigeants parviennent à mettre un terme à la guerre du sud[4]. »


[1] Le Monde. 30 juin 1989. Le ministère de la Défense précise que tout nouveau contrat sur des pièces de rechange ou du matériel demeure non autorisé par l’embargo et par  les directives de la CEE et que les pièces de rechange restituées concernent du matériel défensif.

[2] Littéralement ‘’le fondement de l’ordre’’.

[3] Revolutionary Command Council for National Salvation.

[4] Le Monde. 2 juillet 1989.