« Le 8 avril 1986, le président de la République française s’adresse aux députés à travers un massage dans lequel il présente les vœux qu’il forme pour les députés nouvellement élus, pour le Parlement et pour la France. En rappelant que les Français avaient choisi l’alternance politique en 1981 et qu’ils venaient à nouveau de marquer leur volonté de changement, il garantira la continuité de l’État et des institutions. Il se donne pour mission de « réussir l’alternance aujourd’hui comme hier, et demain comme aujourd’hui ». Pour réussir ce challenge, il entend garantir le fonctionnement des pouvoirs publics et dispose pour cela des armes dont il a la tutelle. Il ne connaît qu’une réponse à la cohabitation « la seule possible, la seule raisonnable, la seule conforme aux intérêts de la nation : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution »[1]. Elle est la loi fondamentale. Il n’y a pas en la matière d’autre source du droit. Il faut s’en tenir à cette règle. Il sera le garant du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, du respect des traités. Il protégera l’indépendance de la justice et veillera aux droits et libertés définis par la déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946.

Le recours à la loi fondamentale de la V ème République le place en défenseur des institutions. Il l’avait pourtant pourfendue en 1964 dans son pamphlet, le coup d’État permanent. Il en avait dénoncé les perversions. Il avait vertement critiqué le référendum de 1962, par lequel le général avait obtenu l’inscription dans le texte constitutionnel de l’élection du président de la République au suffrage universel. Son texte de 1964, réquisitoire contre l’élection au suffrage universel du président de la République, accusait le référendum de 1962 de transformer la V ème République en un régime dédié au général et « à la merci de l’humeur d’un seul homme ». L’élection au suffrage universel du chef de l’État conférait au Président un pouvoir tel que la V ème République devait être tenue pour « une monarchie personnelle » consacrée à de Gaulle. Ainsi, écrivait-il, le pouvoir exécutif était complètement domestiqué et appartenait en propre au Président. Le Premier ministre était son aide de camp et les autres ses ordonnances. Ce qui ne l’empêchait pas de surveiller son petit monde de près et d’entretenir une escouade d’attachés obscurs et diligents qui orientait et contrôlait, de l’Élysée, les actes ministériels. Les membres du gouvernement savaient qu’ils dépendaient d’une humeur et pour s’y adapter, s’entraînaient au dressage qui assouplissait l’échine. La plupart y réussissaient sans forcer leur nature, ironisait-il. Certains en souffraient mais tiraient un mérite supplémentaire de la difficulté qu’ils avaient à se montrer serviles. « Un caractère fort qui s’abaisse va toujours plus loin dans son zèle qu’un faible qui n’a pas à battre monnaie de son abnégation. » De Gaulle appréciait ce type d’exécutants. L’outil était taillé aux fins du général président. Il permettait au premier magistrat de la V ème République de manœuvrer en utilisant les hommes et l’exécutif était à sa main. Sa position centrale muselait les débats parlementaires, l’indépendance de la justice, l’action des syndicats, la liberté de la presse. Son élection au suffrage universel, en devenant constitutionnelle, soumettait hommes et choses à la loi d’un seul homme en concentrant les pouvoirs sur « la personne du chef, omnipotent, omniprésent, père et maître, guide et juge, principe et symbole » de la République. Aussi, Mitterrand accusait-il la Constitution de la V ème République d’ouvrir la voie à la propagande et de rendre le pouvoir du Président intouchable en le rendant absolu. Elle n’était « que le paravent du pouvoir personnel ».

Mitterrand, dans son texte de 1964, accusait le général de Gaulle d’avoir usurpé la Constitution de 1958, par le référendum de 1962. Il avait dénoncé la conférence de presse du général du 31 janvier 1964. Il y voyait la confirmation de cette nouvelle « monarchie élective » dédiée au général. Celui-ci avait déclaré que l’autorité indivisible de l’État était déléguée tout entière au Président par le peuple qui l’avait élu et il n’y avait aucune autorité ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui pouvait être conférée ou maintenue autrement que par lui. Le général se disait garant du destin de la France et de la République. Ainsi, par le scrutin universel, le pouvoir du peuple allait à un seul homme, remettant en cause la séparation des pouvoirs. Les décisions du Président avaient maintenant force et valeur de loi. Le Parlement n’exerçant sur elles aucun droit de regard, leur légalité échappait à tout examen. Cette révision constitutionnelle par le référendum de 1962 remettait en cause l’indépendance du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État. Mitterrand dénonçait l’assujettissement de ces juridictions, juges ultimes des activités des administrations. Quel recours resterait-il alors au justiciable face à l’État ? Mitterrand s’interrogeait dans son texte de 1964 : « L’État échappera-t-il aux obligations qu’il impose aux autres ? » Il déplorait que l’État, dans cette constitution, n’était pas contraint de rendre compte, comme quiconque, des responsabilités qu’il portait. Il n’aurait plus à compenser les dommages qu’il causait. L’État était intouchable, lui qui ordonnait la vie publique et contrôlait la vie privée, qui occupait tous les carrefours où se croisaient intérêts, besoins, ambitions, passions, devoirs et droits. Le citoyen respectueux de la loi et qui s’estimait lésé par la manière dont l’administration l’interprétait, qui voyait dans un texte voté par le Parlement un progrès dont il attendait l’amélioration de sa condition, et constatait avec stupeur que l’administration ou bien dédaignait d’appliquer ce texte ou bien en tirait, par une rare malignité, un nouveau moyen d’oppression, n’aurait-il personne à qui se plaindre ? « On trouve normal que des juges tranchent les conflits privés et décident des peines que justifient les manquements au contrat social. N’y en aura-t-il point, quoniam nominor leo, dès que l’État est partie en cause ? » [2]

Mitterrand dénonçait dans son texte de 1964 un État transformé en une technocratie administrative où la haute fonction publique était acquise au nouveau régime. « L’administration qui, par sa permanence, a longtemps suppléé l’instabilité gouvernementale, profite plus encore de la concentration jalouse des pouvoirs sur la seule personne du chef de l’État »[3]. Elle devenait le prolongement de son action politique. L’administration judiciaire subissait elle aussi la pression du Président devenu incarnation de tout le peuple par le suffrage universel. Toute contestation politique était judiciarisée et la liberté de la presse était compromise. Il apparaissait alors à Mitterrand que « tant que le peuple n’aura pas recouvré le droit de dire lui-même où se trouvent les frontières de la liberté d’expression, justice et démocratie resteront des mots vides de sens »[4] et la V ème République se parait des attributs d’une dictature. Mitterrand dénonçait dans son texte de 1964 la faillite de la justice républicaine qui, par l’avènement de la Cour de sûreté de l’État, subissait de nouvelles défaites. Il dénonçait la porte ouverte à l’arbitraire et la domination d’un maître implacable. L’implantation d’un pouvoir personnel ne pouvait se solder que par le procès de ce système totalitaire.

Vingt-deux ans plus tard, Mitterrand se trouve au rendez-vous qu’il s’est fixé avec l’Histoire. Il est maintenant président de la République élu au suffrage universel et le message qu’il adresse au Parlement en ce 8 avril 1986, n’a qu’un mot d’ordre : « la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ». Il se fait maintenant fervent défenseur d’une Constitution qu’il a jadis décriée, mais qui, aujourd’hui, lui apporte un solide privilège. Les élections législatives ont inversé les rôles. C’est maintenant lui qui doit s’incliner devant le gouvernement issu de la consultation nationale. Il s’appliquera à courber l’échine, mais il ira plus loin encore. Le Mitterrand de 1986 est décidé à user de tous les pouvoirs que la Constitution lui confère. Il l’interprétera comme elle est écrite et en usera comme il l’interprète. « Celle-ci prévoit [que le Premier ministre] détermine et conduit la politique de la Nation », qu’ « il dirige l’action du gouvernement », qu’ « il est responsable de la Défense nationale ». Ne dit-elle pas également que le « président de la République veille au respect de la Constitution », qu’ « il assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics… » [5] ? Il a les pouvoirs que lui confère la Constitution. Il entend les faire valoir. Mitterrand a été nommé pour sept ans et est prêt pour une confrontation d’usure qui trouvera son issue aux présidentielles de 1988. Le coup d’État permanent sera désormais le manifeste de la doctrine politique du grand homme d’État. Il sera son rempart contre l’adversité. Il saura montrer qui est le caractère fort et se pliera avec zèle à cette constitution. Mais il montrera aussi jusqu’où il saura le mener et réussira sans forcer sa nature à aller nettement plus loin que ce faible gouvernement. Il saura faire payer pour son asservissement. Le chef de l’État n’a de comptes à rendre à personne dans cette Constitution. Il saura user de cette irresponsabilité. C’est lui qui nomme le Premier ministre et valide les propositions des portefeuilles ministériels lors de la formation des gouvernements. Il préside le Conseil des ministres, signe les projets de loi et les décrets les plus importants. Il a le pouvoir de soumettre les projets de loi au référendum sous certaines conditions, de demander une deuxième délibération de la loi, la déférer au Conseil constitutionnel, de dissoudre l’Assemblée. Le prochain rendez-vous de l’Histoire aura lieu deux ans plus tard et la campagne des présidentielles de 1988 commence dès son message aux députés. Le suffrage universel a fait de lui le chef des Armées et l’article 52 le mandate pour négocier et ratifier les traités. Il ne manquera pas de le rappeler. Des deux délégations de pouvoir qui coexistent du fait de la Constitution, de l’avis de tous les électeurs, la primeur est à celle du chef de l’État. La cohabitation s’annonce conflictuelle, Mitterrand saura en tirer profit pour s’opposer, sur des actions ciblées, à son Premier ministre et reconquérir l’intégralité du pouvoir. La campagne électorale pour les présidentielles durera deux ans, elle sera permanente. Jusqu’au terme de son mandat, il entend rester maître des options fondamentales de la politique étrangère. Par les attributs de sa fonction, il usera du secteur réservé que lui confère la Constitution pour régner, autant qu’il le pourra, sur les Affaires étrangères et la Défense. »


[1] http://discours.vie-publique.fr/notices/867007100.html

[2] Le coup d’État permanent. p 52.

[3] Le coup d’État permanent. p 59.

[4] Le coup d’État permanent. p 67.

[5] Le coup d’État permanent. p 34.